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La légende des Liberty Ships



Le nom de Liberty Ship a été donné à ces unités par le président Franklin Roosevelt qui, en lançant le programme, a évoqué la phrase de Patrick Henry, héros de l'indépendance américaine : «Give me liberty or give me death».
Les Liberty ships ont joué un rôle fondamental en transportant des dizaines de milliers de tonnes de denrées de toute sorte. Ce pont de navires a permis de nourrir les populations alliées, de transporter le matériel nécessaire aux débarquements d'Afrique du Nord, de Normandie et de Méditerranée, permettant la reconquête de l'Europe par les alliés.
Winston Churchill a écrit à leur propos : «Without the supply column of Liberty ships that enlessly plowed the seas between America and England, the war would have been lost».

La construction des Liberty ships

Pour les besoins de la guerre, depuis fin 1941 les Etats-Unis construisent, à cadence très élevée, des centaines de cargos identiques de 10 000 tonnes de port en lourd, surnommés Liberty ships : 2 751 exemplaires sortent de 18 chantiers entre 1941 et 1945. Ils sont construits en grande série pour constituer une flotte capable de compenser les pertes de tonnages infligées par les sous-marins allemands dès le début de la guerre.
Pour produire ces navires à des coûts aussi réduits que possible, il est décidé d'utiliser la soudure et non plus le rivetage comme procédé de construction. Celui-ci présente des avantages considérables tant en gain de temps que de poids et d'économie de métal, mais aussi l'inconvénient de supprimer la souplesse des coques rivetées. Ainsi, il arrivera en pleine mer que des coques trop chargées cassent net, provoquant rarement la perte totale du navire. Mais compte tenu de l'urgence, il est décidé de passer outre. En définitive, on ne dénombrera que 114 navires cassés sur 2751 liberty.
Toujours dans l'esprit d'un meilleur rendement, ces navires en acier sont construits avec des méthodes de préfabrication qui ont permis un achèvement rapide. La construction qui avait pu prendre tout au début jusqu'à trois mois, accélère jusqu'à environ deux semaines en moyenne. Le Robert E.Peary est même lancé 4 jours et 29 minutes après la pose de sa première tôle.

Les caractéristiques

Les Liberty ships possèdent à peu près les mêmes caractéristiques :
 
Ce sont des navires à plein échantillonnage, à deux ponts continus complets et à cinq cales (trois à l'avant et deux à l'arrière), gréés à trois mâts équipés de deux mâts de charge par cale.
La propulsion est assurée par une machine alternative à vapeur à triple expansion qui tourne à 66 tours par minute. Une puissance de 2 500 CV donne 10,5 nœuds. Deux chaudières chauffant au mazout consomment 26 tonnes de fuel et 22 tonnes d'eau par jour. Les Liberty ships ne possèdent qu'une hélice.
Les aménagements sont centralisés, disposés en bloc dans le château unique. Les Liberty ships apportent une nouvelle notion de confort avec des cabines à deux ou trois pour les matelots. Le fourneau de la cuisine chauffe au charbon, pas de four à pain.
Les équipements de navigation sur la passerelle consistent en un compas gyroscopique Sperry mark XIV, un sondeur à ultrasons non enregistreur, un radiogonomètre et un équipement de radio sobre, sans ondes courtes ni radiophonie. Certains Liberty ont un radar de navigation.
Les seuls véritables handicaps sont leur vitesse lente et la présence d'un seul entrepont qui ne favorise pas leur exploitation sur des lignes régulières. Après la guerre, sous pavillon français, ils furent parfaitement à l'aise sur l'Afrique comme grumiers, sur les Etats-Unis comme charbonniers et comme transporteurs de voitures.

Les équipages

Construire cette immense flotte de Liberty ships est une chose, mais y mettre des équipages, particulièrement des officiers compétents, en est une autre. Armer tous ces navires fut un effort considérable.
En 1949, la marine marchande des Etats-Unis comprend environ 65 000 hommes. Cet effectif a augmenté jusqu'à 85 000 en 1943, pour atteindre à la fin de la guerre un maximum de 250 000 hommes.
Les marins de l'époque de la guerre viennent de tous les horizons et de tous les coins des Etats-Unis, et de quelques pays alliés. Beaucoup n'ont jamais vu la mer, encore moins mis les pieds sur un bateau. L'administration de la marine marchande ouvrit d'immenses centres de formation où l'on y apprenait tous les métiers, du matelotage à la mécanique en passant par la cuisine et le maniement des canons, sans oublier la signalisation et la navigation. En tout, plus de 270 000 apprentis marins sont ainsi formés, dont 10 000 officiers. Des cours de perfectionnement accélérés permettent à des matelots ou graisseurs de devenir officiers : 23 000 marins sont ainsi formés.
Les officiers et commandants, marins de fraîche date provenant de toutes les professions civiles, bénéficient d'une formation concrète et pragmatique, le TWI (Training Within Industry). Elle permet d'accomplir, sans initiative, mais avec efficacité, un certain nombre de tâches courantes et simples : mouillage, navigation sous contrôle d'un commodore (naviguer en convoi, dans la brume, la nuit, ou savoir se dérober), utilisation d'un radar de veille, transmissions etc.
Finalement, les navires arrivent à bon port, non sans incident. Les nouveaux marins, confrontés à la dure réalité de la mer et du combat, apprennent vite.

L'effectif d'un Liberty moyen comprend 45 hommes, répartis comme suit : En plus de l'effectif des 45 marins, un Liberty embarquait environ 36 canonniers sous l'autorité d'un officier.

Les opérations de guerre

 
Parmi les innombrables destinations auxquelles sont expédiés les Liberty figurent en particulier l'Atlantique Nord et la route de Mourmansk en Arctique, le Pacifique et le débarquement de Normandie.
La survie de la bataille de l'Atlantique, la plus longue et la plus éprouvante de toute la guerre sur mer, dépend largement de la production en masse des Liberty, que les Etats-Unis arrivent à construire plus vite en nombre que les sous-marins allemands n'arrivent à les détruire. Ce fut un harcèlement incessant d'une multitude de torpillages de cargos en convois attaqués par des sous-marins en meute. Les Liberty ne se contentent pas d'encaisser les coups et de couler. Munis de canons, ils sont au poste de combat dès la première alerte. Bien que très démunis sur leurs navires lents et peu manœuvrant, équipés d'artillerie sommaire, les équipages ont fait face dans de nombreux cas et parfois infligé de sévères dégâts à leurs agresseurs.
La route de Mourmansk est particulièrement éprouvante, tempêtes incessantes par un froid glacial, mer infestée de sous-marins. Plus de 800 navires ont transporté des tonnes de nourriture, d'équipements, d'armes et de munitions pour permettre à l'armée soviétique de combattre sur le front de l'Est. Le convoi le plus durement touché, avec 33 navires au départ, dont une bonne proportion de Liberty, n'a que 11 navires à l'arrivée.
En Méditerranée, après le débarquement en Afrique du Nord de novembre 1942, les convois sont autant harcelés que sur la route de Mourmansk, les Liberty là encore subissent de lourdes pertes.
Dans l'océan Pacifique, théâtre du plus grand champ de bataille de la guerre, un grand pourcentage de Liberty, qui apportaient les vivres et le matériel, sont victimes de gigantesques batailles aéronavales et d'engagements importants entre forces navales. Le débarquement de Normandie mit en œuvre une gigantesque armada de navires de guerre mais aussi de navires de commerce. La participation de ces centaines de transport, notamment des Liberty, fut un élément essentiel. 2 millions d'hommes et 200 000 véhicules sont débarqués sur les bases artificielles construites à partir de navires échoués parmi lesquels il y eut une dizaine de Liberty.
Un peu plus de 220 Liberty sont perdus durant la guerre, dont cinquante lors de leur premier voyage.

L'après-guerre

Construits pour être amortis sur un voyage et pour durer environ cinq ans, ces navires ont fait la fortune des armateurs du monde entier après la guerre.
A la fin des hostilités, il n'en reste pas loin de 2 500. Une partie est mise sous cocon tandis que les autres continueront à servir soit au sein de l'US Navy soit sous les couleurs de 19 armements américains, qui en font l'acquisition à bas prix et leur permet de gagner de vastes parts de marché.
Finalement, les USA décident de vendre, à un prix fixé à environ un tiers de leur prix de construction, une partie de leurs Liberty à leurs Alliés, et même à l'Italie. Avant même l'application du plan Marshall, l'Italie et la Grèce en reçoivent chacune 100, la Norvège 26, la Grande-Bretagne 106, la Chine 18 et la France 75.

Les accords Byrnes/Blum de 1946

Le 28 mai 1946, le secrétaire d'Etat des Etats-Unis et les représentants du gouvernement provisoire français, Léon Blum et Jean Monnet, signent des accords économiques d'ensemble sur la libération des échanges entre les deux pays, en contrepartie de prêts avantageux et de l'effacement de la dette française. Une clause concerne les créances maritimes nées du fait de l'acquisition, de l'usage et de la cession de navires français placés sous le contrôle des Etats-Unis pendant la période du 7 décembre 1941 au 1er mai 1946. Elle précise que le gouvernement des Etats-Unis déposera une somme de 17 500 000 $ auprès de l'US Maritime Commission (USMC), au nom du gouvernement français. Cette somme devant être imputée sur le prix de l'achat par la France à l'USMC d'un nombre maximum de 75 navires dits liberty ships.

En 1945, treize des 75 Liberty sont livrés « coque nue » à la France. Armés par des équipages français, battant pavillon national, ils conservent leur nom américain. Ce sont :
le William H Lane), l'Edward S Hinton, l'Elias Reisberg, l'Ernest L. Dauson, l'Oliver Westover, l'Allen G. Collins, le Robert R Randall, le John Robert Gordon, l'Harold H. Brown, le Jacob H. Gallinger, le Benjamin H. Latrobe, le Samuel de Champlain, le William L. Eastland.
La France se procure en tout 75 Liberty ships américains en 1946 et 1947, représentant 540 000 tjb, y compris les 13 loués au printemps 1945 (voir en annexe la liste des liberty sous pavillon français).

Le prix de base de chaque navire est fixé à 600 000 dollars, sous réserve d'ajustement en fonction de l'âge, de l'état ou des équipements. Il est toutefois impossible de descendre en-dessous d'un prix plancher de 545 000 dollars. Le montant total du contrat s'élève à 42 millions de dollars : 10 % de la valeur des navires est payable à la signature de l'accord et 15 % à la livraison. Le solde doit être acquitté en vingt annuités portant intérêt à 3,5 %. Le premier versement ne devait intervenir qu'après épuisement du crédit de 17,5 millions de dollars représentant le montant de diverses créances (règlement des dommages maritimes) dont l'indemnité de perte du Normandie.

La répartition des Liberty ships entre les diverses compagnies françaises

Les Liberty ships ont été cédés aux différents armements français en location temporaire coque-nue. Ce régime s'explique parce que ces navires sont considérés par l'administration comme étant des navires de transition. Sous pavillon français ils portent tous, par décision du gouvernement de l'époque, le nom d'une ville française ayant subi des destructions pendant la guerre, soit au cours de bombardements, soit comme théâtres de combats.
 
Leur répartition entre les compagnies de navigation est la suivante :
Compagnie Générale Transatlantique : 32
Chargeurs réunis : 11
Messageries maritimes : 6
Compagnie Delmas Vieljeux : 5
S.G.T.M.V : 3
Cie Cyprien Fabre : 3
Cie Marseillaise de Navigation Coloniale : 2
Cie Nantaise des Chargeurs de l'Ouest : 2
Cie Navale Caennaise : 2
S.N.C.F. : 2
Cie Navale d'Orbigny : 1
Cie Fraissinet : 1
Société Navale de l'Ouest : 1
Nouvelle Cie Havraise Péninsulaire : 1
Cie Navale d'Affrètement : 1
Union Industrielle et Maritime : 1
Société Maritime Nationale :1

Un changement interviendra ultérieurement qui permet à Louis Dreyfus & Cie de recevoir 3 Liberty. Un autre est cédé par les Américains en 1948, après l'explosion du Grandcamp.

Tous subissent, lors de leur cession et de leur francisation, de multiples transformations. A commencer par le rivetage d'une tôle le long des bordés bâbord et tribord de façon à renforcer la coque et l'empêcher de plier ou de casser. Un autre changement, l'aménagement d'un salon pour le commandant en place de la petite passerelle d'origine. La passerelle de navigation sera ajoutée sur le pont au-dessus. On débarrasse également les cargos de leurs apparaux du temps de guerre.

Armement du «Robert Espagne» des Chargeurs réunis en 1954

38 membres d'équipage dont :
10 officiers : capitaine, second capitaine, 2 lieutenants, 1 élève officier, 1 officier radio, chef mécanicien, second officier mécanicien, 2 officiers mécaniciens ;
13 Personnel pont : maître d'équipage, écrivain, charpentier, 9 matelots, 1 novice ;
10 Personnel machine : 3 graisseurs, 3 chauffeurs, 3 nettoyeurs, 1 novice ;
5 Personnel ADSG : intendant, cuisinier, maître d'hôtel, garçon de carré, aide de cuisine.

Sur la côte d'Afrique, les Liberty embarquent une soixantaine de Kroumen dont : Le chef cacatois et 3 cacatois, 5 patrons de cale, 5 chef-panneaux, 1 cuisinier, 10 treuillistes, entre 20 et 25 manœuvres, 10 mouillés, 7 à 8 boys.

La légende des Liberty

L'arrivée massive de ces navires dans les compagnies de navigation est une providence pour les armateurs dont les flottes sont quasiment entièrement détruites. Les services rendus par ces navires ont été unanimement et justement appréciés tout au long de leur exploitation.
Comme le souligne Christian Cottet dans son mémoire sur L'épopée des Liberty Ships , «ce fut aussi une aubaine pour les équipages qui ont découvert un outil de travail performant. Ces navires ont représenté la prospérité pour toute une génération d'officiers dont la carrière a été favorisée par cet afflux inespéré et providentiel. Ils ont appris leur métier dans toutes ses fonctions et y ont gagné un avancement rapide. Ces navires qui paraissaient bien frustres, avec très peu de puissance, une vitesse limitée, sans radar ni aucune aide à la navigation, des installations rudimentaires, représentaient en fait un progrès considérable par rapport aux navires de charge d'avant-guerre. Ils chauffaient au mazout, donc plus de corvée de charbon et son cortège de poussière noire qui s'infiltrait partout, ils étaient équipés d'un compas gyroscopique, ce qui n'existait pas auparavant, la sécurité avait fait des progrès considérables».
En témoignent les souvenirs de commandants qui ont débuté leurs carrières sur ces légendaires Liberty.

Souvenirs d'un commandant de Delmas Vieljeux, le commandant Luc Monfort

«Comment imaginer en 1945 entamer une carrière de marin du commerce sur un autre navire qu'un Liberty ship ? A l'expérience, nous ne pouvions espérer mieux que ces bateaux extraordinaires. Sous leur allure un peu poussive, ils avaient des coques superbes, surtout dans leurs formes arrière, grâce auxquelles, avec une petite machine de 2 000 CV, ils emportaient allègrement à 9 ou 10 nœuds leur cargaison de dix mille tonnes. Par gros temps, ils ne risquaient pas de lutter contre les éléments et ralentissaient d'eux-mêmes. Et ces machines à vapeur tournant à 60 t/m étaient d'un confort parfait, tellement supérieur à celui des moteurs trépidants et bruyants qui les remplaceront bientôt, pour des raisons seulement économiques… au détriment du bien-être de l'équipage. Dès la sortie du port, à la mise «en route pour la mer», la bécane prenait un rythme si paisible qu'on eût dit le navire stoppé. Les emménagements étaient aussi très réussis et très agréables. Quant à la passerelle, elle était certes limitée à un équipement encore classique, auquel figurait déjà le compas gyroscopique de robuste qualité. Mais c'était le seul luxe, car le radar n'avait pas encore fait son apparition. Quant aux GPS, tables traçantes, ordinateurs et autres automatismes, qui encombrent aujourd'hui nos passerelles, il n'en était évidemment pas encore question».

Souvenir du « Granville » par le commandant Arbeille

«Les Liberty ships, on les a un peu oubliés, et pourtant, sans eux, le monde ne serait pas ce qu'il est.
La construction en série, à l'américaine, la soudure électrique, la simplification dans les apparaux et les aménagements, permirent de raccourcir la durée de fabrication de 245 jours pour le premier à …4 jours, pour le dernier. L'urgence primait tout ; c'était la guerre ! Les premiers n'eurent pas de tôles doublantes sous les chaudières, ni de générateurs d'électricité de secours. Quant aux chaînes de mouillage, ces apparaux si nécessaires et si choyés par les marins, elles étaient parfois raccourcies, le fabricant ne parvenant pas à suivre la cadence.
Ils firent cependant, opiniâtrement et souvent héroïquement, leur labeur de transporteurs d'hommes et de matériel, à travers l'Atlantique et le Pacifique, en artisans oubliés des victoires passées.
Le Granville était l'un de ceux-là. Je constatais sa sobriété et, dans le même temps j'étais émerveillé par certaines innovations d'outre-Atlantique. Sur la passerelle, on trouvait, par exemple, un sextant à tambour, un compas gyroscopique avec un mode d'emploi qui n'était pas à la portée d'un officier moyen, un taille-crayon mural à moulinette qui réduisait rapidement la vie de ceux qu'on lui confiait, et un sondeur optique, offrant simultanément plusieurs profondeurs dans lesquelles il suffisait choisir».

Souvenir du «Turckheim» par le commandant Dupuet

«Les Liberty étaient de si bons bateaux que toute une littérature leur a été consacrée.
C'est en 1953 que j'ai embarqué pour la première fois. Dix ans plus tard je ne connaissais des Liberty que leur réputation et leur allure un peu lourdaude, reconnaissable de loin à la mer, de jour comme de nuit. De nuit par la disposition caractéristique des feux de route : les deux feux blancs sur les mâts, à l'avant du château, les feux de côté, plus bas, derrière, sous les ailerons de passerelle. De jour, par leur forme de gros sabots ventrus, au pont tout plat sans gaillard ni dunette, avec leur château central «carré», leur cheminée toute droite, leur mâture.
Heureusement, j'ai été enfin désigné pour le Turckheim. Il était temps : j'allais rater une page de l'histoire maritime.
Les Américains avaient, pour ces navires, choisi des solutions simples, robustes et éprouvées. La machine principale était donc une bonne machine à vapeur, à triple expansion, d'un modèle que le musée des Arts et Métiers exposait déjà depuis quelques années.
Pas de contrôle à distance, pas de capteurs dans tous les coins. Peu d'appareils de mesure. Le véritable appareil, c'était l'oreille des mécaniciens. Si la machine chante «Clic, clac, boum !» comme une valse lente à trois temps, tout va bien.
Mais, attention, danger, si elle déraille subitement en «Boum, clic, clac, boum». Telle était la plaisanterie favorite du chef. Durant mon embarquement sur le Turckheim, il eut l'oreille fine, et je n'ai rien entendu d'autre que ce clic, clac, boum, discret, régulier et rassurant.
C'est sans doute l'image dominante que j'ai gardée de ces navires. Le silence à la mer, l'absence de vibrations, l'impression d'être presque stoppé…dix nœuds maximum.
L'image suivante est moins idyllique. Toujours dans un souci d'efficacité et de simplicité, les treuils fonctionnent à la vapeur. Au port, quand toutes les cales travaillent, c'est une dizaine de petites locomotives qui halètent furieusement dans le cliquetis assourdissant des bielles et des manivelles.
Ils avaient été conçus pour l'Atlantique nord. Le souci du constructeur en matière de confort de l'équipage avait été de le protéger du froid : les tuyaux de vapeur qui alimentent les treuils traversent les cabines ; pour mieux chauffer la couchette du second capitaine, ils passent dessous. En Afrique, en plein chargement de billes de bois, le second capitaine n'aura vraisemblablement aucun mérite à rester sur le pont et veiller à l'arrimage des grumes plutôt qu'essayer de dormir dans sa cabine bruyante et surchauffée».

Souvenir du «Saint Malo» par le commandant Guy Kerignard

«En cette fin de juillet 1954, je monte la coupée du Saint Malo et foule pour la première fois le pont d'un cargo… Pour son commandant qui avait connu l'avant-guerre, celui-ci était un magnifique navire. Il avait un radar, chose rare à l'époque…Celui du Saint Malo, déjà panoramique, avait un petit écran d'une quinzaine de centimètres, et une importante câblerie allant de l'antenne au récepteur, sur laquelle était frappée le sigle DANGER DE MORT… Il faut dire qu'à cette époque, le radar était considéré comme un objet précieux qu'il fallait utiliser avec parcimonie. Seul le Maître du bord pouvait décider de son utilisation. Je me revois dans la « chambre radar », analogue à une chambre noire de photographe, au côté du commandant qui, à voix basse, sans doute par respect pour son radar, m'expliquait ce qui était visible sur son écran...
Il y avait aussi un gyrocompas et des répétiteurs partout, ce qui facilitait le contrôle et de la position du navire. Enfin un sondeur ultrasons de bonne qualité complétait la panoplie d'aides à la navigation du moment.
Mais c'est avant tout le confort des emménagements qui enchantait mes Anciens, de l'eau chaude et froide, avec un lavabo dans chaque cabine, vaste et bien équipée, possédant deux ventilateurs, l'un s'appliquant au hublot, appelé «oreille d'âne» de par sa forme, l'autre brassant l'air, ventilateurs très appréciés durant les nuits chaudes et humides des tropiques».

Souvenirs du «Baccarat» et de «l'Isigny» par le commandant Jacques Schirmann

Jacques Schirmann embarque le 7 juillet 1952 sur «Baccarat», diplôme d'élève en poche. C'est son premier embarquement. Dans ses «Souvenirs du long cours», il donne en particulier une description très précise des emménagements :
«…Dominant le tout, la passerelle est le poste de commandement et de veille du navire à la mer. Elle est toute en bois et exiguë, rapportée par la suite, car la passerelle initialement utilisée se trouvait au pont immédiatement inférieur. Peu pratique, elle est devenue le salon du commandant… Sous la passerelle, on trouve le bureau et la chambre du commandant, à tribord, le poste radio, une cabine disponible à bâbord…».
Il est un peu déçu par l'inconfort de la vie à bord sous les tropiques. «…Il n'y avait évidemment pas de climatisation, et ce navire tout en ferraille nous restituait généreusement la nuit toute la chaleur emmagasinée le jour. A la mer, on pouvait vaguement s'en prémunir en faisant courant d'air et en orientant l'oreille d'âne de l'étroit hublot pour capter le maximum de vent, mais au port, cela était parfois intenable…».
L'année suivante, il embarque sur «l'Isigny», cette fois comme second lieutenant. Montant d'un pont par rapport à son premier embarquement d'élève, il dispose « d'une modeste cabine située à tribord, pont des embarcations, moins de 3 mètres sur 4, éclairée d'un faible jour par un petit hublot, meublée d'une armoire, d'une étroite couchette surmontant un double tiroir, d'un petit bureau et d'un lavabo…». En 1959, il vient d'être promu second capitaine et embarque de nouveau sur «l'Isigny». Montant la coupée, il trouve que le navire a quelque peu vieilli, et que sa coque noire qui restituait la chaleur de l'été, «lui apparaissait bosselée ou crevassée comme une vieille peau».

Les survivants

 
Le dernier Liberty ship connu a cessé son activité en 1972, trente ans après son lancement. Ceux qui avaient été mis sous cocon en réserve dans les estuaires des Etats-Unis ont fini par être ferraillés. Au cours des années 1970 l'administration maritime américaine prend la décision de les préserver.
C'est ainsi que le Jeremiah 0'Brien (1943) fut pris en charge en 1979 par le National Ship Memorial. Remis en état de navigabilité par des volontaires, il fut amarré à San Francisco, musée flottant dédié à l'épopée des Liberty ships. Cette restauration, financée par des fonds privés, lui permit de participer aux cérémonies de commémoration du 50e anniversaire du Débarquement en Normandie en 1994.(1)
Depuis le Jeremiah O'Brien navigue régulièrement entre San Francisco et les autres ports de la côte ouest des Etats-Unis.
Le John W Brown, confié en 1946 à la municipalité de New-York, devint jusqu'en 1982 navire école de la marine marchande. Après restauration par l'association Project Liberty Ship de Baltimore, il est devenu un musée à la mémoire des liberty ships.
Le Hellas Liberty (ex Arthur M. Huddel), utilisé comme câblier après la guerre, est retiré du service en 1984. Transféré à la Grèce en 2008, il a été converti en musée au Pirée.

«Rendre hommage aux marins marchands de la guerre, et en particulier à ces mythiques Liberty ships, qui ont joué un rôle considérable dans ce conflit jusqu'au Débarquement, puis ensuite dans la reconstruction de l'Europe», telle est l'idée que lance le commandant Alain Connan.
Concrétisant cette idée, il ajoute que cela pourrait se matérialiser par une maquette construite au 1/10e, offerte par les marins marchands au musée d'Arromanches à l'occasion du 80e anniversaire du débarquement.


(1) Lors de sa venue en Normandie, une souscription avait été lancée par le navire car il n'avait que peu de moyens et il lui fallait refueler pour retourner aux USA. L'AFCAN a participé à cette souscription. (NDLR)

Sources

Les Liberty Ships, Jean-Yves Brouard, Ed. Glénat, 1993
La Marine Marchande Française 1943/ 1945, Marc Saibène, Jean-Yves Brouard, Guy Mercier, Marines Editions, 2001
La Mar Mar, La Marine Marchande Française de 1914 à nos jours, Jérôme Billard, E-T-A-I, 1999
L'épopée des Liberty Ships, Christian Cottet, Académie de Marseille, juin 2017
La Grande Mutation de la Marine Marchande (1945-1955), Thèse de Doctorat, Bernard Cassagnou
Marin, Jacque Dupuet, éditions l'Ancre de Marine, 1999
Un novice au long cours sur le «Robert Espagne», Georges Tanneau, éd. Coop Breizh, 1997
Route Libre, Gilbert Renouvin, éd. MDV, 2001
Capitaine au long cours, Alain Arbeille, éd. France-Empire, 1991
Carnets de bord ou Trente ans de Navigation au long cours, Guy Kerignard, 2018
Souvenirs du Long Cours, Jacques Schirmann, 2005
Alain Connan veut rendre hommage aux marins marchands de la guerre, le Marin du 30 juillet 2020
René TYL
membre de l'AFCAN


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