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Le capitaine et le pilote : se comprendre et s'entendre



Après avoir publié "Le capitaine vu par le pilote", il était nécessaire de publier "le pilote, vu par le capitaine". C'est ce que nous propose le commandant Hubert Ardillon. Les travers relevés sont les mêmes, ce qui était prévisible, en raison d'une formation maritime commune. Alors, marins de bonne volonté, faites pour le mieux, ce qui est le cas, à de très rares exceptions près.



 
       Après la lecture (et relectures) de l'article « Le Capitaine et le Pilote » paru dans le numéro 101 d'AFCAN Informations, je me suis posé la question suivante : « Etais-je si névrosé lorsque je commandais un navire de commerce ? » En effet, en tant que capitaine, je ne pourrais être que, au choix, autocratique, égocentré, fatigué, laisser-faire, conformiste, ludique, novice, ou avoir un comportement d'expert (tout en ne l'étant pas bien sûr). Avouons que cela n'embellit pas ce brave capitaine de navire.

       L'auteur de l'article, certainement brillant pilote du port de Marseille – et ne voyez surtout pas d'ironie dans mon propos, je respecte trop les pilotes, experts d'un endroit que je ne connais pas puisque ayant passé le plus clair de mon temps à la mer – nous parle de confiance, de synergie, d'esprit d'équipe.

       Le modèle SHEL est valable pour tout le monde à la passerelle, ou dans quelque équipe que ce soit. Le pilote, le capitaine, mais aussi le chef de quart et le barreur se voient au centre du système. La raison est simple, nous voyons par nos yeux, pas par ceux d'un autre.

       Sur une passerelle, il existe une équipe. Elle est ce qu'elle est, pas toujours superbe, ni parfois vraiment fonctionnelle, mais l'équipe existe. Par sa seule arrivée sur la passerelle, le pilote détruit cette équipe, cette synergie. Il faut tout recommencer à zéro. Il y a d'un coup un opérateur supplémentaire à la passerelle, il faut revoir l'organisation, redistribuer ou re-déléguer les tâches.

       Certes l'arrivée du pilote peut suffire à diminuer le stress, donc le risque interne, du capitaine mais aussi des membres de son équipe : il va y avoir une aide experte pour une tâche spécifique, qui consiste à faire entrer le navire dans un endroit qui n'est pas forcément spécialement fait pour lui, les ports ayant été créés bien avant l'augmentation de taille des navires. Par son arrivée, en diminuant le risque interne du capitaine et de son équipe, le pilote diminue aussi le risque externe du navire.
Bonne chose.

       Mais par son arrivée, en détruisant l'équilibre, déjà parfois précaire de l'équipe passerelle, le pilote augmente le stress du capitaine et de son équipe. Donc le risque interne de l'équipe passerelle. Et par là même le risque externe du navire.

       Et si c'est au capitaine, puisque responsable final, de faire de faire en sorte que ce risque ne devienne pas trop important, ce n'est pas à lui seul qu'incombe cette tâche. C'est aussi au pilote de montrer qu'il ne vient pas pour perturber la synergie de l'équipe passerelle, mais qu'il vient, au contraire, pour la maintenir, voire la renforcer.
Une nouvelle tête à la passerelle, cela va déranger tout le monde, pas seulement le capitaine. Le chef de quart, par exemple, peut se sentir sur la touche. Il était en charge de la navigation avant l'arrivée du pilote, il doit continuer son job certes, mais osera t'il parler s'il voit quelque chose non-conforme à ce qu'il attend ? Il y a un risque réel pour lui de se sentir à l'écart, et en conséquence d'abandon de sa tâche.
Le barreur sera aussi détourné de son attention. Ce ne sera pas la même voix, le même accent, peut-être même pas les mêmes mots, qui lui donneront les ordres de barre.
Pour retrouver un équilibre, une synergie qui permettra de manœuvrer le navire en toute sécurité, et c'est quand même le but de l'opération, chacun, capitaine comme pilote, doit faire l'effort, pour l'un d'intégrer l'autre dans l'équipe, et pour l'autre de s'intégrer dans l'équipe. Et que cela soit fait de la manière la plus « soft » possible.

       En tant que capitaine, je ne connais pas le port dans lequel je dois entrer. En d'autres termes, le capitaine a besoin du pilote. A l'arrivée de celui-ci sur la passerelle, la tension, le stress du capitaine va diminuer. Cela va être au capitaine de reconstruire la synergie qui existait avant le pilote. Il va l'accueillir, essayer de mettre du « liant » en lui décrivant la situation présente, en le présentant au chef de quart. Alors si le pilote entre dans le « jeu », il va expliquer sa manœuvre. Attention expliquer. Cela ne veut pas dire pérorer ou pontifier. Ce n'est pas parce qu'il est le bienvenu, pour raisons professionnelles, qu'il doit aussi considérer l'équipe passerelle comme une bande de nuls.

       En tant que capitaine je connais bien le port dans lequel je dois entrer. En d'autres termes le capitaine pense être suffisamment qualifié pour faire sans le pilote. Le risque principal est d'augmenter la tension, donc le stress du capitaine qui risque de se sentir surveillé. Celui-ci va alors accueillir relativement froidement le pilote. L'autre risque c'est que le capitaine ne ressente pas le besoin d'inclure le pilote dans l'équipe, ne pas briser la synergie qu'il y avait avant. Là c'est au pilote de faire l'effort de s'intégrer dans l'équipe. Donc essayer de s'imposer par son professionnalisme, revenir à son rôle de conseil, « faire sa manœuvre » aussi pour ne pas être complètement out si le besoin du pilotage surgit. Et surtout clarifier les rôles. Qui fait quoi ?
C'est à chaque fois un nouveau challenge.

       Arriver sur la passerelle pour le pilote c'est mettre son expertise au service du navire, après tout c'est lui le sachant du lieu, prendre (pour un temps) le leadership de l'équipe, donc être capable d'inspirer la confiance à l'équipe passerelle, et d'obtenir soutien et coopération des membres de l'équipe, mais aussi – et surtout – accepter de communiquer.
Par contre ce n'est pas imposer sa façon de mener la conduite de la manœuvre sous prétexte qu'il est le seul à bien connaître la zone et les usages, ne parler qu'au capitaine et ignorer les autres membres de l'équipe, voire monologuer sa manœuvre en oubliant « l'écoute active ».

       Pour le capitaine, lorsque le pilote arrive sur la passerelle, il s'agit d'accepter de confier la conduite de son navire à un expert, de transférer son pouvoir de décision à un étranger à l'équipe passerelle, qui plus est un inconnu. C'est aussi se préparer, soi-même ainsi que l'équipe passerelle, à ce nouveau mode de fonctionnement.
Mais ce n'est pas déléguer les tâches sur la sécurité globale du navire, ni transférer sa responsabilité.

       Dès lors, le capitaine et le pilote doivent être à la fois et chacun en position de leader et en position de soutien. Comme on écrit sur le journal de bord : « aux ordres du commandant selon les indications du pilote ».

       Et tout se joue dès les premiers instants, dans les deux sens. La tenue vestimentaire, la propreté de l'échelle de pilote, le ton de la voix, la façon d'être professionnel : briefing, présentation du navire et de sa situation, passage plan avec explications sur les éventuels points sensibles de la traversée, quel moment pour les remorqueurs, pour l'équipage aux postes de manœuvre. Tout ce qui montrera au capitaine qu'il a en face de lui un vrai professionnel. Et vice-versa.

       Et effectivement tout se jouera sur la personnalité de chacun, mais aussi sur la culture maritime, ou plutôt sur la supposée culture maritime, que chacun pense trouver chez l'autre. J'ai donc repris la liste de personnalités du capitaine vu par le pilote, pour voir si elle s'adaptait aussi à celles du pilote.

       Autocratique. Comment justifier autrement le comportement qui consiste pour un pilote de donner un ordre de barre et de machine avant même de dire bonjour en arrivant à la passerelle, quand l'ordre n'est pas donné directement de la coupée, par l'intermédiaire du TW de l'officier venu le chercher ? Egocentré. Si l'on excepte quelques ports, principalement anglo-saxons, combien de pilotes font réellement l'étude, conjointement avec le capitaine, du passage plan, combien oublient (volontairement ?) de dire au capitaine ce qui pourrait survenir pendant la petite traversée de l'embarquement au quai, informations sur le trafic espéré, sur l'état du courant, et autres informations pertinentes pour la bonne marche du navire ? Fatigué. Dans certains ports, le manque de repos, dans de bonnes conditions, est flagrante pour le pilote. Il sort un navire, le meilleur moyen qu'il a, parfois, de retourner au port est d'en entrer un autre dans la foulée. La vitesse demandée parfois au navire, la rapidité d'action à son équipage, sont souvent le signe du pilote qui en a marre, qui souhaite du repos.
Conformiste. Combien de pilotes appliquent strictement les habitudes du port ? Sans tenir compte des aléas du moment, de la situation ?
Ludique. Malheureusement oui. Augmenter la vitesse d'un navire au-delà de la vitesse maximale de manœuvre, histoire d'avoir une petite poussée d'adrénaline. Il existe un certain nombre de cas où une vitesse moindre aurait permis d'éviter un accident.
Novice. Même si le pilote, au moment où il est « lâché », seul sur une passerelle a acquis une certaine expérience, conseillé qu'il est par un autre pilote à ses côtés pendant tout son apprentissage, il existe toujours une ou plutôt des « premières fois ». Et lors de ces « premières fois », on est toujours un novice. Expert. Le pilote qui en arrivant à la passerelle annonce fièrement au capitaine que ce navire, il le connaît par cœur, ses réactions à la barre ou à la machine, et surtout ses défauts.

       Et pour couronner le tout, le pilote qui passe le plus clair de son temps rivé à son téléphone portable. Dont bien sûr on ne capte bien pas tous les ordres dits d'une voix qui ressemble tellement à celle utilisée pour la conversation privée. Quel caractéristique de personnalité représente t'il ?

       Surtout ne pas rêver, en 20 ans d'expérience de commandement, et même si ma navigation ne m'a certainement pas permis de pratiquer un ou plusieurs pilotes par jour, comme les pilotes servent un ou plusieurs navires par jour, ces types de personnalités chez les pilotes, je les ai aussi rencontrées.

       Alors je me suis posé une autre question, moi capitaine comme mon partenaire pilote, ne serions-nous pas tout cela à la fois ? Avec des variations d'intensité en fonction du moment, de l'endroit, de l'humeur, de l'appréhension, etc.
Si le top n'était pas d'être un peu tous ces caractères. Etre autocratique (faire montre d'autorité quand il faut prendre une décision), laisser-faire (accepter que les autres aient aussi leur avis), égocentré (afin de rester dans sa concentration), conformiste (car il y a des règles à suivre), pourquoi pas ludique (lorsque la situation l'autorise). C'est certainement en étant tout cela à la fois, avec plus ou moins d'intensité suivant le moment que l'on devient de plus en plus expert.

       Le capitaine et le pilote ont tous les deux la main sur la façon dont se déroulera la manœuvre. Seule la confiance mutuelle entre les deux permettra d'avoir la synergie nécessaire à la bonne conduite du navire. Cette confiance se fait pour une grande partie au premier contact.
Si le pilote arrive sur la passerelle en pensant que sans lui, le capitaine n'y arrivera pas, et qu'il le fasse voir, alors il n'y a pas confiance mais méfiance. Chez le capitaine ce qui ne favorisera pas la synergie, c'est la méfiance, mais aussi la confiance aveugle, limite indifférence à ce qui se passe. Chez le pilote, c'est la courtoisie, l'écoute, le questionnement qui favorisera la synergie.

       Un dernier point de détail, l'OMI a imposé la « pilot card ». C'est une bonne chose d'uniformiser les informations que peuvent avoir à échanger le navire et son pilote. Et sur certains navires, l'oublier est inconcevable. Il faut qu'elle soit présentée, signée par le capitaine et le pilote, et surtout archivée. Parce que lorsque le pilote, après sa manœuvre d'amarrage, débarquera, il sera probablement remplacé par un inspecteur ou un auditeur qui vérifiera la conformité de la pilot card et de son usage. Cela peut agacer le pilote (et cela paraît tellement évident parfois) mais lui n'a pas, contrairement au navire, cette pression de l'inspection à venir. Alors le bord, le chef de quart peut certainement paraître parfois trop conformiste, lié à ces foutues procédures, mais il faut aussi comprendre ses raisons.

Cdt Hubert Ardillon,
Président de l'AFCAN


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