Retour au menu
Retour au menu
Lettre ouverte de la Confédération des Associations de la Marine Marchande
à Monsieur Dominique BUSSEREAU, Secrétaire d’État aux Transports


La Confédération des Associations de la Marine Marchande a adressé la lettre ouverte suivante :



A

Monsieur Dominique BUSSEREAU,
Secrétaire d’État aux Transports
40 rue du Bac
75007 PARIS

LETTRE OUVERTE


Paris, le 08 Juin 2007

Monsieur le Secrétaire d’État,

       La France possède des atouts maritimes majeurs qui, en toute logique, devraient la faire figurer en bonne place au niveau mondial en matière de Marine Marchande.

       Or, il n’en est rien, loin s’en faut. Avec son 29ème rang mondial, la France est dépassée par de nombreux États à la puissance économique inférieure, et moins favorisés qu’elle en matière d’espaces maritimes.

       Ce triste constat est désormais bien connu de tous. Les Gouvernements se succèdent avec leurs trains de mesures qui se veulent incitatives et de décisions plus ou moins heureuses, mais rien n’y fait. Grâce aux aides de l’État, la flotte marchande française est pourtant composée de navires neufs et performants. Certains Armements français réussissent des percées spectaculaires dans leur domaine d’activité. De nombreuses initiatives sont tentées, comme les autoroutes de la mer, qui ne semblent pas pour autant redonner du lustre à notre Marine Marchande, faute peut-être d’une réelle volonté politique. De même, sous l’impulsion de Francis Vallat, le Cluster Maritime Français travaille d’arrache-pied pour essayer de " fédérer " les différents acteurs du monde maritime français et trouver des solutions solides pour permettre à notre pavillon de reprendre sa place de grande nation maritime.

       Mais dans le même temps, un mal profond s’instaure, que tout marin avait clairement vu venir depuis longtemps, et qui sera sans doute le plus grand défi à relever dans ces prochaines années. Il manque aujourd’hui au moins 10 000 officiers, voire beaucoup plus, au niveau mondial, essentiellement dans les pays " occidentaux ", et cette situation est prévue empirer. Le réservoir tant convoité qui semblait se constituer au niveau de la Chine et des Philippines se dégonfle comme un ballon de baudruche. Même les gens des pays pauvres de l’Asie du Sud-Est ne veulent plus naviguer, et çà… personne ne l’avait prévu. Si cette tendance se poursuit, de nombreux navires risquent bien de rester un jour à quai, faute d’équipages compétents et qualifiés pour les armer. Faut-il que ce soit ceux de notre pavillon ?

       Dans les années soixante, la France comptait 46.000 marins de commerce. Aujourd’hui, il en reste à peine 7.000, chiffres en constante diminution. Les marins restants tendent à se regrouper chez les Armateurs qui affichent une volonté nette de conserver un noyau dur de marins français, mais, faute de prétendants, même ces Armateurs là peinent à regrouper les équipages de leur choix. Notre savoir faire s’évanouit.

       Si aujourd’hui la pénurie est bien réelle, elle n’est pas le fruit de la fatalité. Pourquoi notre Marine Marchande ne crée-t-elle plus de vocations ?

       Depuis 20 ans, afin de lutter contre la complaisance, la réponse usuelle a été de réduire les effectifs de français à bord des navires, et de les remplacer par une main d’œuvre " meilleur marché ". Ainsi, d’une situation d’environ 20 à 25 marins nationaux par navire, nous sommes progressivement descendus à 7 ou 8 avec le registre TAAF (premier " second registre " français, créé en 1986, et qui imposait un effectif minimum de 35 % de nationaux), puis arrivons à 2 ou 3 avec le registre RIF (deuxième version du " second registre " français voté en 2007). Les marins ainsi débarqués restaient disponibles sur le marché, si bien que la " manne de savoir faire " qu’ils représentaient semblait à première vue intarissable. Mais les anciens ont fini par partir en retraite, et n’ont pas été remplacés par les jeunes.

       Aujourd’hui, lorsqu’ils ont décidé d’embrasser une carrière maritime, nos jeunes recrues parviennent à embarquer sans trop de problèmes tant qu’ils occupent la fonction d’élève puisqu’un accord a été signé dans ce sens entre l’Administration et les Armateurs. Mais dès qu’ils prétendent à une fonction d’officier, il n’y a pratiquement plus de place pour eux, TAAF et RIF obligent ! 85 % d’entre eux abandonnent alors la navigation pour exercer leurs talents à terre.

       Ceux qui restent et parviennent aux fonctions supérieures, doivent alors faire face aux exigences toujours grandissantes d’un métier qui a perdu ses repères et bien souvent son éthique. Le réel savoir-faire remplacé par des connaissances artificielles matérialisées par une multitude de procédures et de check-lists, une bureaucratie écrasante pour ce métier qui est essentiellement un métier de techniciens, des responsabilités accrues par la criminalisation de la pollution, des inspections à répétitions où le commandant a, à chaque fois, l’impression de repasser son examen après 30 ans de carrière, des escales ultra courtes au cours desquelles le marin n’est souvent même pas autorisé à descendre à terre (interprétations locales du Code ISPS obligent), des navires de 200 mètres de long qui accusent un roulis de 35° de chaque bord en 8 secondes aller et retour au moindre mauvais temps à cause de réglementations sur les doubles coques qui ne tiennent pas suffisamment compte les éléments de stabilité excessive du navire (d’où fatigue du marin, et accidents), etc…

       Et surtout, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’un marin ne travaille pas seulement sur un navire ; il y vit, ce qui est tout à fait différent. Toute personne normalement constituée aspire à une vie sociale, c’est-à-dire à retrouver après son travail l’environnement qui lui est cher et qui lui permettra de se détendre et de s’épanouir. Comment cela peut-il se concevoir lorsque l’on n’est plus que deux ou trois à partager la même culture, à parler la même langue, à rechercher les mêmes distractions, à s’intéresser aux mêmes sujets de conversation, et que ces rares personnes sont de service lorsque l’on est disponible ? Comment éprouver du plaisir seul devant son assiette à consommer une cuisine qui ne correspond pas à ses coutumes alimentaires ? Ce qui peut être agréable pendant quelques jours de vacances ne l’est pas forcément pendant 35 ans ! Et lorsque l’on est au milieu de l’océan, il n’y a pas d’échappatoire…

       Tous ces facteurs semblent une lapalissade pour tout marin qui a navigué un minimum de temps dans ces conditions actuelles. Mais il reste à l’expliquer à tous ceux qui ignorent cette vie.

       Au moment où tout le monde s’accorde à dire qu’il faut absolument prendre les mesures qui s’imposent, pour sauver notre Marine Marchande du naufrage, le corps des Professeurs de l’Enseignement Maritime est mis en extinction (bien que STCW 95 précise que cet enseignement doit être effectué par des gens issus du métier), les Inspecteurs des Affaires Maritimes d’origine Marine Marchande (qui, grâce à leur expérience d’ex-navigants, savaient avec beaucoup de sagesse faire la part des choses) sont progressivement remplacés par des Inspecteurs d’origines diverses, certes instruits et compétents à bien des égards, mais qui n’ont jamais eux-mêmes expérimenté les règlements dont ils sont chargés de contrôler la bonne application, l’immeuble de la Place Fontenoy, édifice emblématique pour tout marin de Commerce, est mis en vente (vente actuellement gelée sous la pression de certains Elus), les régimes spéciaux de retraite sont sur la sellette...

       Imaginez une seconde que vous avez 20 ans, et que vous voulez effectuer des études supérieures. Auriez-vous l’idée de vous engager sur une voie qui présente tant de symptômes de déclin ?

       La disparition progressive des marins posera un problème majeur non seulement à bord des navires, mais également dans tout le monde maritime et para maritime où, faute de savoir faire, nous risquons fort de nous voir complètement distancés par des pays qui auront su rester à la pointe dans ce domaine. Certains d’entre eux l’ont d’ailleurs très bien compris, puisque, pour maintenir leurs effectifs et créer de nouvelles vocations, ils mettent en œuvre des mesures particulièrement incitatives à l’égard des marins. Ainsi, un Commandant de navire norvégien se voit attribuer un salaire de 10.000 à 16.000 $ par mois (plutôt en haut de la fourchette m’a-t-on confirmé récemment), tandis qu’un Commandant de gazier norvégien obtient pour sa part 28.000 $ par mois. Afin de compenser la dureté des conditions de navigation en Mer du Nord, les Compagnies norvégiennes qui opèrent des navires chargeant sur des plateformes de forage sont en train de mettre en place un système de congés 2 mois / 4 mois (je précise : 2 mois à bord, 4 mois en congés). La Norvège était un des premiers pays européens à avoir misé sur des équipages mixtes, mais devant la disparition de son savoir faire, elle a su réagir vivement et conserve de ce fait sa suprématie en Europe. Par contre, l’Allemagne qui, par la création d’un pavillon bis, avait vu un certain nombre de navires revenir sous pavillon allemand, les voit progressivement repartir sous pavillons tiers, faute de marins allemands pour les conduire.

       Quelle sera l’attitude de la France ?

       Après avoir tout misé sur le renouvellement de sa flotte (pari plutôt réussi, réjouissons-nous en), va-t-elle être capable de définir les mesures adéquates qui permettront d’attirer et conserver des jeunes marins pour conduire ces navires et faire survivre nos Armements ?

       Pourvu qu’elle sache tirer en temps utile les enseignements nécessaires à redonner de l’espoir à la jeune génération avant que celle-ci n’abandonne ou ne se dirige vers d’autres pavillons. Des mesures ont été prises en vue de sauvegarder notre Marine Marchande, mais ce n’est pas leur nombre ni leur ampleur qui conditionnera leur résultat, c’est plutôt leur adéquation avec les réels besoins du métier et ce qu’en attendent les marins.

       Sans la mise en œuvre de ces mesures adéquates, il est illusoire de penser que les vocations maritimes vont se multiplier, voire même se maintenir, et par là même que notre Marine Marchande prendra un nouvel essor. Le temps presse.

       N’oublions pas : Pour faire un navire, il faut 18 mois, pour faire un marin, il faut 15 ans…

       Par la haute fonction qui vous a été attribuée par le Président de la République et le Premier Ministre, il vous appartient de proposer et mettre en œuvre les solutions d’avenir qui garantissent l’avenir de notre métier et de tout le secteur d’économie qu’il représente.

       Nous vous serions donc très reconnaissants de bien vouloir nous faire connaître les principales mesures que vous comptez mettre en œuvre dans ce but.

       Je vous en remercie vivement part avance, et vous prie d’agréer, Monsieur le Secrétaire d’État, l’assurance de ma haute considération.

Patrick VIGNERON-LAROSA
Président de la CAMM *
* Confédération des Associations de la Marine Marchande (ACLCC1, ACOMM 2005, AFCAN, FNAPMM, Hydro Sup Marine, La Touline

(Les chiffres concernant les salaires norvégiens sont extraits de la revue Ship Management International du 4/11/2006.)


Retour au menu
Retour au menu