DMF 2004 pp. 837-848
COUR de CASSATION (Ch. Crim.)
Capitaine de navire. Privilège de nationalité. Absence de second de nationalité française.
Infraction (non). Incompatibilité avec le droit communautaire. Libre circulation des travailleurs. Egalité de traitement des
ressortissants communautaires.23 juin 2004 Navire Père Yvon CAPITAINE La dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs, prévue quant aux emplois dans l'administration publique par le paragraphe 4 de l'article 39 du Traité instituant la Communauté européenne, suppose que les prérogatives de puissance publique, attribuées à leurs titulaires, soient effectivement exercées de façon habituelle par ceux-ci et ne représentent pas une part réduite de leurs activités. La cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte conventionnel et du principe de libre circulation de travailleurs en déclarant le prévenu coupable de navigation sans présence à bord d'un capitaine et d'un capitaine en second de nationalité française, aux motifs que le législateur est autorisé à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs, en raison des pouvoirs reconnus auxdits capitaines et seconds en matière d'état civil, pour faible qu'elle soit, la probabilité de l'exercice par ces officiers de prérogatives de puissance publique ne saurait être écartée, vu les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer. M. CASTAING ARRET
"LA COUR, Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 3, alinéa 2 du Code du travail maritime, 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, 177, 48 du traité instituant la Communauté européenne (article 39 de la version consolidée du traité), 1er du règlement 1612/68 du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, les articles 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale; En ce que l'arrêt attaqué a déclaré Elian Castaing coupable d'avoir fait naviguer un navire battant pavillon français, navire de plus de 100 tonneaux, sans présence à bord d'un second de nationalité française et l'a condamné à une amende de 3000 euros dont 1500 avec sursis; Aux motifs que les faits eux-mêmes, à savoir la présence d'un seul officier français, Guy Robert, à bord d'un navire de pêche de plus de 100 tonneaux, ne sont pas contestés, Elian Castaing arguant de ce que l'article 3 du Code du travail maritime, sur lequel sont fondées les poursuites contreviendrait à l'article 48 du Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, et au règlement CEE du 15 octobre 1968, textes prévoyant la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, et aujourd'hui de l'Union, ainsi qu'à la Charte des droits fondamentaux de l'Union du 7 décembre 2000 ; l'article 48 du Traité, en effet, implique l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, mais prévoit en son paragraphe 4, une dérogation quant aux "emplois dans l'administration publique" ; comme l'a d'ailleurs relevé le premier juge, et comme la Cour a déjà essayé de l'expliquer à Elian Castaing dans une autre affaire concernant aussi Le Père Yvon, cette notion d'emploi dans l'administration publique s'entend, aux termes de la jurisprudence de la Cour de Justice des communautés européennes, d'emplois qui comportent une participation directe ou indirecte à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État; les officiers de marine marchande détiennent, de façon générale, des prérogatives de puissance publique, puisque certains pouvoirs leur sont reconnus en matière d'état civil, acte de naissance, actes de décès, mariages, ainsi qu'en matière de réception de testaments; ils sont même chargés d'appliquer la législation française du travail à leurs bords; Elian Castaing soutient que ses navires sont de petits bâtiments de pêche, qui ne s'éloignent jamais de plus de 24 heures des côtes, que, dans ces conditions, l'hypothèse selon laquelle un de ses seconds, de nationalité espagnole, pourrait être amené à exercer les prérogatives de puissance publique française en matière d'état civil, est totalement impossible et ce d'autant que ses marins sont toujours tous de sexe masculin; mais la probabilité, pour faible qu'elle soit, ne saurait être entièrement écartée selon les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer, qu'il s'agisse du cas où des naufragés seraient recueillis, ou des cas où le navire serait éloigné des côtes par les éléments, ou de toute autre circonstance imaginable, mais imprévisible; dès lors, le législateur français est autorisé, par le paragraphe 4 de l'article 48 du Traité CEE, à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs dans le cas des capitaines et des seconds des navires marchands, quel que soit le tonnage desdits navires; si la Charte de décembre 2000 reprend le principe de non-discrimination de l'article 48 du Traité, mais sans mentionner la dérogation du paragraphe 4, cette Charte entend expressément réaffirmer certains droits fondamentaux, résultant notamment du Traité sur l'Union européenne et des traités communautaires, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes et de la Cour européenne des droits de l'homme; la Charte n'a pas abrogé le Traité de Rome, ni la jurisprudence évoquée plus haut, mais les a au contraire consacrés; la solution déjà retenue par la Cour ne pourra qu'être réitérée, et le jugement confirmé quant à la déclaration de culpabilité; Alors, d'une part, que l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) n'autorise un État membre à réserver à ses ressortissants les emplois de capitaine et de second des navires marchands ou de pêche battant son pavillon qu'à la condition que les prérogatives de puissance publique attribuées aux capitaines et aux seconds de ces navires soient effectivement exercées de façon habituelle et ne représentent pas une part réduite de leurs activités; qu'en décidant que le législateur français peut déroger au principe de la libre circulation des travailleurs dans le cas des capitaines et seconds des navires marchands, quel que soit le tonnage des dits navires, dès lors que la probabilité d'exercer les prérogatives de puissance publique qui leur ont été attribuer, pour faible qu'elle soit, ne saurait être entièrement écartée, selon les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer, et ainsi déclarer Elian Castaing coupable de l'infraction prévue et réprimée par les articles 3, alinéa 2 du Code du travail maritime, la cour d'appel a violé les articles précités et le principe de la liberté de circulation des travailleurs; Alors, d'autre part, qu'Elian Castaing a fait valoir dans ses conclusions régulièrement déposées que si les juges estimaient qu'il subsistait une incertitude quant à l'interprétation de l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité), ils devaient surseoir à statuer et saisir la Cour de justice des communautés européennes, en application de l'article 177 du Traité CEE, aux fins qu'elle dise si l'exception prévue par les articles 3, alinéa 2, du Code du travail maritime et 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, qui réservent aux seuls ressortissants français l'emploi de capitaine et de second de navires battant pavillon français, de manière générale, et sans distinguer selon le type de navires et de voyages maritimes, et sans tenir compte de l'exercice effectif par ces derniers des prérogatives de puissance publique qui leur sont confiées, est réellement justifiée par des nécessités impérieuses tirées de la participation effective à l'exercice de la puissance publique et à des fonctions ayant pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'État français, ou si au contraire, disproportionnée en raison de sa généralité, elle n'est pas contraire aux articles 48 du Traité CE et qu'elle dise si ladite exception peut être appliquée sans examen concret de la situation du navire concerné au regard des dites nécessités et si elle peut être appliquée à un navire de navigation côtière ; qu'en confirmant la déclaration de culpabilité d'Elian Castaing sans se prononcer sur sa demande de saisine de la Cour de justice des communautés européennes afin de lui poser une question préjudicielle, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision et l'a ainsi privé de toute base légale; Alors enfin qu'il y a lieu, en cas où naîtrait un doute sur la compatibilité entre les articles 3 du Code du travail maritime et 69 du Code disciplinaire et pénal de la marine marchande, d'une part, et l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité), d'autre part, de soumette à la Cour de justice des communautés européennes la question suivante : " l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) doit-être interprété en ce sens qu'il autorise un État membre à réserver à ses ressortissants les emplois de capitaine et de second des navires marchands battant son pavillon pour tous types de navigation, même lorsque l'exercice par le capitaine ou son second de fonctions relevant de l'administration publique au sens de l'article 48, paragraphe 4, du Traité instituant la Communauté européenne (article 39, paragraphe 4, de la version consolidée du Traité) ne sont pas exercées de façon habituelle et représentent une part très réduite de leurs activités ? "; Vu l'article 39 du Traité instituant la Communauté européenne; Attendu que la dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs, prévue quant aux emplois dans l'administration publique par le paragraphe 4 de l'article 39 du Traité susvisé, suppose que les prérogatives de puissance publique, attribuées à leurs titulaires, soient effectivement exercées de façon habituelle par ceux-ci et ne représentent pas une part réduite de leurs activités; Attendu que, pour déclarer Elian Castaing coupable de navigation sans présence à bord d'un capitaine et d'un capitaine en second de nationalité française, l'arrêt attaqué relève que le législateur est autorisé à déroger au principe de la libre circulation des travailleurs, en raison des pouvoirs reconnus auxdits capitaines et seconds en matière d'état civil ; que les juges ajoutent que, pour faible qu'elle soit, la probabilité de l'exercice par ces officiers de prérogatives de puissance publique ne saurait être écartée, vu les circonstances exceptionnelles qui peuvent se présenter en mer; Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte conventionnel susvisé et du principe sus énoncé; D'où il suit que la cassation est encourue; Par ces motifs, CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Poitiers, en date du 13 juin 2003 : Et attendu qu'il n'y a rien à juger; Dit n'y avoir lieu à renvoi; Prés. : M. Cotte ; Rapp. : Mme. Koering-Joulin ; Av. gén. : Mme Commaret ; Av. SCP Waquet, Farge et Hazan. |