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Marins, au risque d'y laisser la vie.
Responsabilités et indemnisation.
 

Transferts terrestres.

       Le mercredi 9 décembre 2015, le bus de la compagnie de transport Interports, Interport Crew Services, transporte vers l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, une partie de l'équipage du cargo AOM Julia, battant pavillon panaméen (IMO : 9544695), qui a déchargé à Dunkerque pour Arcelor-Mittal. En raison d'un accident précédent, le bus s'encastre sous un camion, deux marins philippins sont tués, un troisième Ibrahim Zendali est hospitalisé à Amiens et risque de rester paraplégique. Le commandant, qui venait de prendre la relève et était arrivé par la même navette, évoque un chauffeur fatigué. Le navire est parti pour Norfolk (USA). Le chapelain anglican du port de Dunkerque, Benjamin Humphries, s'est rendu à l'hôpital d'Amiens, notamment pour rencontrer la sœur d'Ibrahim Zendali, venue des USA, avec l'aide de l'agent consignataire et du P & I. Les médecins ont placé le marin en coma artificiel.

Accident à bord.

TGI Marseille, 2ème ch. civ. 16 octobre 2015, n° 11/14018, Popescu c/ CMA-CGM.

       Le 24 mai 2007 M. Popescu, marin roumain, timonier du navire Rigoletto (IMO : 9299654) de la CMA-CGM, sous pavillon français, immatriculé au registre international français (RIF) est victime d'un accident mortel de travail à bord à Port Kelang en Malaisie. Il a été fauché par une aussière et projeté sur un mât. La police malaisienne a effectué un rapport et jugé qu'une enquête approfondie était inutile, comme les autorités françaises. Le site web du BEAmer n'indique aucun rapport à ce sujet. La famille de M. Popescu, sa veuve, son fils de 14 ans, sa fille de 9 ans, ont été indemnisés par le P&I North of England à hauteur de 115 500 USD, dans le cadre de l'indemnité décès prévue par le contrat d'engagement.

Un recours en indemnisation a été entrepris contre la société CMA CGM America LLC, devant le tribunal de Miami Dade County en Floride, pour faute et négligence, puis devant la cour fédérale de Floride (USA) qui s'est déclarée incompétente le 5 novembre 2009, ce qui a été confirmé par la cour d'appel fédérale, le 24 juin 2010. Une plainte a été déposée en Roumanie, classée sans suite par le procureur de la République de Constanta, dans la mesure où la victime a, selon lui, occulté les règles de sécurité du travail; le 14 octobre 2011, ce classement sans suite a été confirmé par la cour de Constanta. A l'époque les marins roumains, sous pavillon français, n'étaient pas affiliés à l'ENIM, ni nécessairement à la sécurité sociale roumaine.

Mme Popescu fit saisir un autre porte-conteneurs de la CMA-CGM, la Traviata (IMO : 9299795), de manière conservatoire, par ordonnance de référé du président du tribunal de commerce de Salon-de-Provence, le 19 juillet 2011, afin d'obtenir une garantie financière de 220 000 euros en vue d'une indemnisation complémentaire. Une lettre de garantie de ce montant, émise par le P &I North of England, permit la mainlevée de la saisie conservatoire. Au fond, l'armement fut assigné le 20 octobre 2011 devant le tribunal de grande instance de Marseille, en responsabilité civile, sur le fondement de la loi française, loi de l'Etat du pavillon du navire, sur le principe de la responsabilité du fait des choses dont on a la garde (art. 1384 al. 1 du Code civil), en vue d'une indemnisation complémentaire des préjudices matériels et moraux.

La discussion porte sur les causes de l'accident mortel de travail, notamment à travers l'expertise de M. Desmarais, mandaté par le P & I. Le marin venait d'embarquer depuis moins de 72 heures sur ce navire : avait-il pu se reposer ? Était-il qualifié et formé pour ces manœuvre s, même s'il avait embarqué sur d'autres porte-conteneurs ? Les timoniers ne disposaient pas de moyens de communication et le lieutenant avait un champ visuel restreint tout en manipulant deux treuils en même temps. Existe-il une faute de l'armement, mais aussi une faute de la victime qui a eu recours à une manœuvre usuelle, mais prohibée par le guide d'exploitation du navire, alors que le matériel d'amarrage et le guide ont été modifiés en octobre 2007, à la suite de l'accident. L'armement invoque des fautes graves de la victime, une imprudence consciente et délibérée qui constitue la cause exclusive de son décès.

Le tribunal de grande instance de Marseille retient la responsabilité civile de l'armement, gardien du navire, responsable des choses dont il a la garde, ainsi qu'une faute de la victime réduisant l'indemnisation de 10 %.

M. Popescu est salarié de la société Arpinav, entreprise de travail maritime, prestataire de service de la société Eastern Ship Management, ayant conclu avec la CMA CGM un contrat de mise à disposition de personnel : l'employeur du marin est la société Arpinav, même si la CMA CGM admet être responsable de ses conditions de travail. L'indemnité décès, versée par le P&I, s'impose en raison de l'accord JNG IBF conclu entre ITF, l'IMEC (International Maritime Employers' Committee), dont la CMA CGM est membre et l'IMMAJ (International Mariners Management Association of Japan). http://www.itfseafarers.org/about-IBF.cfm. Cet accord collectif international s'applique à tout marin à bord d'un navire de l'armement. Le fondement retenu, la responsabilité civile du fait des choses dont on a la garde, rend inutile toute analyse de la relation de travail, de la recherche de l'employeur, éventuellement distinct de l'utilisateur. L'armement est gardien du navire et de ses accessoires. La compétence du juge de droit commun, le tribunal de grande instance, pour un accident survenu au travail, sans affiliation à un régime français de sécurité sociale, n'est pas contestée (v. CA Aix-en-Provence, 14ème ch., 9 décembre 2008, n° 06/20231, Petar Pigl c/ SA Intramar Acconage, navire M/V ANI, Droit Maritime Français 2009, n° 703, pp. 391-400, Droit social, 2009, n° 5, pp. 600-606, « Accident international survenu au travail - A la recherche du juge compétent », dans le port de Marseille, accident d'un marin croate, sur un navire libérien, dû aux salariés de l'entreprise de manutention).



Les aussières sont enroulées en utilisant des treuils automatiques actionnant des tourets. Les aussières utilisées pour l'amarrage du navire sont hissées par l'action de ces treuils : avant de s'enrouler sur le touret, l'aussière passe par le bonhomme qui la renvoie vers le touret. Le bonhomme est équipé d'un guide (ou corne) qui est une tige de métal permettant de guider le passage de l'aussière autour du bonhomme. Il est avéré que l'accident s'est produit parce que l'aussière a été passée autour du guide du bonhomme, et que ce dernier s'est déformé sous la tension de l'aussière qui a alors été libérée violemment et a fouetté les marins. L'accident a pour cause le fait que le guide ou corne du bonhomme autour duquel passait l'aussière s'est déformé sous la tension de l'aussière, contrôlée par le lieutenant, libérant cette dernière qui a fauché M. Popescu, placé à proximité, le projetant contre le mât. L'armement a qualité de gardien du navire et de ses accessoires ; sa responsabilité est engagée sur ce fondement.

La faute de la victime n'est exonératoire que si elle a les caractéristiques d'un cas de force majeure. Il est reproché à M. Popescu d'avoir fait passer l'aussière du bonhomme au guide. Il résulte du rapport de l'expert que c'est parce qu'il est prévu de remonter en même temps deux aussières, depuis un poste de commande des treuils situé à 20 mètres d'une des équipes à la manœuvre que l'officier qui commande la manœuvre et contrôle la tension des aussières ne peut contrôler visuellement la manœuvre à bâbord. Aucune justification technique n'est apportée au fait d'actionner les deux treuils simultanément et de placer la commande des treuils à un endroit où celui qui l'actionne n'a pas de visibilité permanente sur la manœuvre . L'expert, dans sa note technique du 5 février 2014, indique que la manœuvre simultanée de plusieurs amarres n'est pas prohibée, est une opération courante et usuelle, rendue possible par la disposition des treuils sur les places de manœuvre . Cette organisation a participé à la production de l'accident. Si le guide d'exploitation en vigueur interdit « d'utiliser la corne du bonhomme comme renvoi d'amarre dans le but d'atteindre directement le touret de stockage », l'expert constate que cette pratique est usuelle, ce qui a conduit aux changements d'équipement. Il faut constater une défaillance dans la vérification des conditions de sécurité par les officiers.

« Il est donc prouvé que le marin a participé activement à une manœuvre interdite, sans qu'il soit prouvé que cela aurait résulté de sa seule initiative, alors qu'il est établi en revanche que cette pratique avait déjà été utilisée sur ce navire sans qu'aucune mesure fut prise pour pallier ce manquement aux conditions de sécurité, et que la responsabilité de l'officier de manœuvre est engagée pour avoir actionné le treuil alors que l'aussière était mal positionnée. En conséquence, la faute de la victime ne réduira son droit à indemnisation que de 10%. »

Le TGI de Marseille évalue les préjudices moraux, 25 000 euros pour la veuve, et pour chacun des enfants, 8 000 euros chacun pour la sœur et le frère, 91 000 euros pour les préjudices moraux. Il faut aussi envisager le préjudice patrimonial de la famille résultant de la perte des revenus d'un proche décédé, lorsqu'il existe une communauté de vie économique. Le préjudice économique est calculé à partir des revenus professionnels annuels, 1 000 euros par mois en mer ; le tribunal ne retient que 6 mois par an en mer, sans expliquer la question des congés à terre ; le calcul est ainsi fait sur 6 000 euros par an. L'âge des enfants est pris en compte, en envisageant des études jusqu'à 25 ans ; le barème de la revue, « la Gazette du Palais » est employé pour un homme de 38 ans. Le préjudice viager du foyer est de 149 692,80 euros. Les sommes déjà versées par le P&I sont déduites 115 500 US$.

Mme Popescu touchera 77 689 euros, le fils de 14 ans 19 687 euros, la fille de 9 ans 23 354 euros. Par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, l'armement est condamné à payer 4 000 euros comprenant les frais de traduction de documents.

Il semble que l'armement ait interjeté appel de ce jugement
Professeur Patrick CHAUMETTE,
Université de Nantes.

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