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Norman Atlantic, est-ce une faillite de la sécurité ?


 
       Le Norman Atlantic est ce ferry italien détruit par un incendie qui s'est déclenché le 28 décembre 2014 dans le garage supérieur, entraînant l'abandon total du navire.
Ce qui m'a d'abord frappé, c'est la couverture médiatique de cet incident. Le message perçu par le terrien moyen est qu'un ferry, que l'on appelle dans le milieu maritime Ropax, peut brûler et être évacué par des hélicoptères sans que cela ne suscite le moindre questionnement. Pour les marins que nous sommes ainsi que pour les lecteurs avertis, cette fortune de mer ne peut que nous interpeller.
Ayant commandé pendant 12 ans le Girolata, ancien Aretousa de Minoan Lines, je connais bien le principe de conception de ces navires équipés d'une pontée à ouïes (grandes ouvertures sur le bordé). Avant que ce navire ne soit acheté par la CMN, j'ai eu l'occasion de faire un voyage de Venise à Patras, via Igoumenitsa et d'observer les méthodes d'exploitation sous les cieux de la mer Ionienne. Ceci me permet de tirer quelques observations sur cet accident, qui a dégénéré en catastrophe par "l'alignement de fenêtres", phénomène bien connu des enquêteurs en accident des transports.
 
Cet article a pour but de mettre un éclairage sur plusieurs de ces fenêtres afin de tenter d'expliquer les raisons de cet accident. L'enquête sera probablement longue et les conclusions n'auront qu'une diffusion confidentielle, car trop tardive et décalée des tempos de la dictature des scoops médiatiques.

Le contrôle du navire

       Il y a polémique sur le fait que le Norman Atlantic, ayant subi un Port State Control qui avait détecté quelques défaillances notamment sur une porte coupe-feu, ait pu continuer à naviguer. Il faut savoir que ces contrôles donnent lieu à des rapports génériques rarement vierges étant donné la complexité technique de ce type de navire, qui, s'ils ne remettent pas en cause la navigabilité du navire, ne donnent que très peu de détails. Pour la porte coupe-feu, il peut ainsi ne s'agir que de la signalisation à la passerelle, nécessitant le simple réglage ou remplacement d'un fin-de-course qui ne demande que quelques minutes. Le défaut de fermeture réelle d'une porte coupe-feu entraîne de toute façon la détention du navire. Toutefois, une telle défaillance pourrait expliquer l'extension du feu vers les emménagements, mais n'explique aucunement l'embrasement général de la pontée.

La conception du navire

       Construit par les chantiers Vicensi en Italie, le Norman Atlantic est un navire catalogue, économique en terme de construction. Afin d'assurer sa survie, ce chantier s'est spécialisé dans la construction de ropax, polyvalents et pouvant ainsi intéresser nombre d'armateurs. Dès qu'un navire est terminé, un autre est mis en chantier. L'effet de série diminue les coûts d'études et donc le prix du navire.
Une fois construit, le navire peut trouver un propriétaire, ou sinon être affrété en fonction des besoins. C'était le cas du Norman Atlantic, resté propriété du chantier, qui l'affréta un temps à LD Ferries sur la ligne Montoir-Gijon, dans le cadre des autoroutes de la mer. Affrété ensuite par Anek, une des compagnies qui se livrent une concurrence féroce en mer Ionienne. Il était immatriculé au registre international italien, avec un état-major italien et un équipage grec, ce qui nous le verrons plus loin a contribué à aligner une fenêtre supplémentaire. Détail très important, comme nous l'avons souligné, la présence de grandes ouvertures dans le bordé au niveau de la pontée. Grâce à ces ouvertures, le navire économise un peu de poids de tôle ainsi que les ventilateurs d'aération de cet espace roulier, permettant ainsi de diminuer les coûts d'investissement et d'exploitation. Mais surtout grâce à une libre interprétation nationale de la Solas, cet espace est considéré comme ouvert et donc les passagers ont un accès libre à leur véhicule dans cette zone, ainsi que les chauffeurs routiers qui peuvent également continuer à vivre dans leur camion. Ce qui, rappelons-le, est interdit en France. Là encore, l'armateur économise sur le prix des installations passagers dont les coûts sont très élevés. Ainsi sur l'Aretousa, la capacité d'emport était de 1500 passagers pour un peu moins de 200 cabines comprenant environ 780 couchettes. Environ la moitié des passagers ne disposait donc d'aucune installation à bord.  

La lutte contre l'incendie

       Ce type de navire est équipé dans les garages de drencher, système d'arrosage en pluie sectorisé en plusieurs zones, qui peut être déclenché soit dans un local dédié et équipé de grosses vannes ou parfois depuis la passerelle avec des commandes à distance. L'installation doit être essayée périodiquement et, au cours des essais qui s'effectuent la plupart du temps à l'eau de mer, les tuyaux se corrodent facilement et les éclats de rouille finissent par altérer le bon fonctionnement des buses. En cas d'incendie, il faut pouvoir rejoindre le local afin de déclencher le drencher, ce qui n'est pas forcément gagné d'avance selon la localisation de ce local. En cas de présence de télécommande, il est indispensable de s'assurer que les câblages électriques ainsi que les tuyaux d'air ou hydrauliques ne soient pas endommagés par un sinistre, ce qui rendrait le système inopérant.
La présence des ouïes ne permet pas d'isoler le pont en fermant les ventelles à l'instar de ce que l'on peut faire pour la cale ou le garage du pont principal. L'incendie a pu ainsi bénéficier de tout le comburant nécessaire apporté par les rafales d'un vent tempétueux. Paradoxalement, ces ouïes ont probablement contribué à sauver le navire. En effet, on a pu voir que les remorqueurs dépêchés sur place ont arrosé facilement le pont sinistré au travers de ces grandes ouvertures.
Notons enfin que la protection des emménagements passagers était bonne. Des dizaines d'entre eux sont restés très longtemps sur les ponts supérieurs sans subir le sort des voitures arrimées sur le pont juste au-dessus de la pontée ouverte.
Le navire n'ayant pas subi le sort de l'Al Salam Boccacio, ce ferry qui chavira en Mer rouge après la mise en route des systèmes drencher, on peut noter que le système d'évacuation des eaux de la pontée était en bon état de marche. Il n'y a rien de surprenant là-dedans, car cette pontée dans des conditions météorologiques défavorables peut recevoir par les ouïes des quantités conséquentes d'eau de mer, ce qui en cas de défaut d'évacuation, peut faire chavirer le navire par le phénomène de carène liquide. A noter aussi l'importance de l'étanchéité de la rampe d'accès entre le pont principal et la pontée qui, relevée, sert de panneau étanche. On peut donc supposer un bon niveau d'entretien sur les dalots et les panneaux.

La drome de sauvetage

       Le Norman Atlantic possédait notamment deux embarcations de sauvetage, qui devaient pouvoir embarquer un maximum de 300 personnes. Pour le reste, des radeaux situés sur des berceaux inclinés pouvaient être largués en grappe directement au pied des moyens collectifs d'évacuations. Afin de rejoindre les radeaux une fois percutés, des chaussettes, systèmes d'évacuations verticaux, sont installées. Sur les photos on peut voir que ces chaussettes étaient installées entre 2 ouïes. Réglementairement, les chaussettes dépliées sont isolées du bordé avec du revêtement anti-incendie A60, la plus haute protection existante. Cependant, on peut voir sur les photos de l'incendie que les épaisses fumées sortant par les ouïes enveloppent ces descentes. Se pose alors la problématique de la résistance des chaussettes à des fumées dont les températures peuvent être élevées et qui peuvent être corrosives.
Pour mettre en œuvre ces moyens, il est nécessaire d'avoir en haut et en bas du système d'évacuation du personnel qui communique par talkies-walkies. Il y a aussi un système lumineux à feux rouge et vert, commandé par le personnel qui est en bas, pour signaler que la personne qui vient de descendre est dégagée. Cela implique un entraînement certain et régulier pour être efficace. Pour les utilisateurs, on leur demande de se jeter dans un trou donnant sur un conduit vertical, de se freiner avec les membres, bref tout ce qu'il y a de plus anxiogène dans une situation déjà stressante. Si une personne se freine trop, elle ralentit l'évacuation. Enfin dans une mer formée, la personne peut arriver au moment où la plateforme d'accueil est en train de subir un mouvement ascendant, ce qui donne une vitesse « d'atterrissage » assez conséquente, en position verticale qui est la plus mauvaise, générant des traumatismes du squelette.
Les toboggans, ont un côté moins angoissant. On a une vue parfaite sur tout le système de descente. Il n'y a pas besoin de système de communication, ni de de formation particulière. L'évacuation est donc plus rapide. En cas de mer formée, cela ne joue que sur l'inclinaison du toboggan, et dans le pire des cas, la personne finit sur les fesses.

L'évacuation :

       Des passagers se sont plaints de ne pas avoir trouvé les brassières. Rappelons que les brassières sont désormais souvent stockées sur les zones de rassemblement, seule garantie de disposer d'une brassière en bon état d'utilisation. En effet, lorsque celles-ci étaient à disposition dans les cabines des passagers, certains par jeu, curiosité ou désœuvrement, les manipulaient et lors des rondes, on constatait nombre de disparitions (sifflet, feu de signalisation, et même sangles de maintien). D'autres passagers ont déploré le fait de ne pas avoir été prévenus. Mais dans le système international, pour le rôle d'appel "passagers", il n'est prévu que la préparation d'évacuation et l'évacuation. Dans le système français, il est prévu que le rôle d'appel comporte une phase d'alerte, dans laquelle les équipes "passagers" ont déjà un rôle. Enfin, ce qui n'est pas assez souvent pris en compte à bord, c'est que la phase de préparation d'évacuation doit être déclenchée le plus tôt possible alors que l'on n'envisage pas encore d'évacuer le navire.
 
D'une part, cela permet d'extraire les passagers de zones sensibles où ils peuvent être intoxiqués par les fumées comme à bord du Scandinavian Star. Ensuite, les passagers peuvent être réveillés ou prévenus par des bruits peu communs, des mouvements inhabituels du navire et se retrouver en état de stress intense. Le fait de rassembler les passagers le plus tôt possible permet également de les encadrer, de s'assurer qu'ils ne vont pas approcher le lieu du sinistre, de répondre à leurs questions et enfin de les occuper, en leur servant des boissons chaudes, en les équipant des brassières. Enfin, il faut garder à l'esprit que le comptage est une opération qui peut être très longue. Aussi, tout ce qui peut être préparé en amont le plus longtemps possible à l'avance, permettra d'assurer une évacuation dans les meilleures conditions possibles.
Enfin, il faut se rappeler que sur ce type de navire, la situation peut s'aggraver très rapidement. La difficulté pour le capitaine, qui sait que le meilleur canot de sauvetage est le navire lui-même, est de déterminer le moment où il faut lancer l'évacuation, qui selon les conditions météo, peut entraîner des accidents au niveau humain.

L'exploitation

       L'avantage de la pontée découverte est de pouvoir offrir une prestation fort répandue dans ces eaux et appréciée des passagers, le camping à bord. Economie sur le prix du billet et possibilité pour le touriste de continuer à vivre comme si de rien n'était dans son camping-car en utilisant tous les équipements, y compris le gaz qui doit être coupé quand le véhicule circule sur la route. Le routier, quant à lui, pas forcément très argenté, peut, si son camion est garé sur ce pont, également continuer à vivre comme s'il était au bord de la route en utilisant éventuellement son réchaud. Cela peut être une origine du sinistre.
Une autre possibilité pourrait provenir du chargement lui-même. Dans cet espace roulier, considéré comme ouvert, on peut autoriser le fonctionnement en diesel des groupes frigorifiques des poids-lourds. Enfin, cette zone étant considérée comme ouverte, certaines catégories de matières dangereuses peuvent être acceptées dans cette zone.
Le fait que le feu se soit déclenché après que le navire ait doublé Corfou par l'Est puis le Nord, peut laisser supposer que les mouvements du navire initiés par la tempête de Libeccio puissent être à l'origine de l'incendie, en déséquilibrant de la marchandise, basculant un système à gaz ou perçant l'enveloppe de réservoirs d'huile qui touchaient le plafond selon certains témoignages.

Le nombre de personnes à bord.

       Malgré la mise en œuvre de règles édictées par l'OMI, il a été impossible de fournir aux autorités un chiffre précis du nombre de personnes à bord. Certaines personnes évacuées n'étaient pas sur la liste des passagers. Des passagers dûment enregistrés n'ont pas été évacués. Les clandestins originaires du Moyen-Orient prennent place à bord des poids-lourds et ne manquent pas de ressources pour trouver des caches incroyables comme les compartiments moteurs. Si, à Patras, les camions sont arrêtés sur la rampe du navire pour être fouillés par 2 ou 3 membres d'équipage, à Igoumenitsa l'escale est parfois très courte, car le navire est amarré en mouillage méditerranéen, c'est-à-dire perpendiculairement avec une ou deux ancres et deux aussières en patte d'oie à l'arrière. Etant donné les conditions météorologiques sur zone, il n'est pas impossible que l'escale ait été réduite au temps strictement nécessaire, avec une partie du personnel pont bloqué sur les plages de manœuvre et ne pouvant donc pas être affecté à la fouille des camions. Dans ces ports, les billets sont parfois pris à l'entrée du navire. Il suffit d'un problème de liaison informatique (se rappeler que le Norman Atlantic, est un navire économique) pour que les passagers ne soient pas immédiatement portés sur la liste des personnes à bord.
Enfin en l'absence d'installations systématiquement fournies au passager (fauteuil, couchette), il est impossible, contrairement à un avion, de savoir où celui-ci s'installera. Ce pourra être sur les fauteuils des salons-bar, dans les coursives, voire sous les escaliers des emménagements, où le territoire sera marqué par des sacs et des duvets.

Le facteur humain.

       L'équipage était composé par des marins de deux nationalités, italienne pour l'état-major, et grecque pour le personnel. Pour les lignes desservies par ce navire, cela est un avantage d'avoir des personnels majoritairement issus des pays qui fournissent le plus grand nombre des passagers. En situation de crise, la communication vers les passagers se trouve facilitée. En revanche, selon le niveau de stress, il est connu que seule la langue maternelle est pratiquée et reconnue, ce qui peut compliquer la nécessaire cohésion de l'équipage pendant la situation d'urgence. Par ailleurs, la présence d'un commandant italien qui a, soulignons-le, restauré l'honneur de ses pairs en restant le dernier à bord, a pu ne pas être bien perçue par les Grecs qui sont de grands marins et vouent très souvent un véritable culte à un commandant dont les compétences sont reconnues. Sur l'Aretousa, j'ai rencontré un équipage qui avait beaucoup d'admiration et de respect pour son commandant, ainsi qu'un esprit compagnie.

Conclusion

       Cet accident qui a coûté des vies humaines est un drame, mais ce n'est ni une catastrophe, ni une tragédie du niveau de l'Estonia ou d'autres accidents de ferries qui sont encore présents dans les mémoires maritimes et qui ont amené de profonds changements dans les règles de construction et d'exploitation de ce type de navires.
Le Secrétaire général de l'OMI a déclaré vouloir changer ces règles, plus particulièrement celles liées au principe des pontées découvertes, mais gageons qu'à l'instar de ce qui a suivi après l'accident du Costa Concordia, sous la pression de lobbies bien organisés, seules quelques mesures cosmétiques seront adoptées. Ainsi, voici ce que déclarait bien imprudemment le directeur d'Irish Ferries à Cherbourg, qui exploite un des 16 sister-ships du Norman Atlantic: "Si l'incendie du Norman Atlantic était dû à un problème technique et structurel, nous aurions été prévenus par le constructeur. Il semble qu'il s'agisse d'un incendie qui a pris dans les garages et qui s'est propagé à l'ensemble du navire. Dans ce cas, il s'agit plus d'un problème d'exploitation et d'organisation à bord du navire. On ne peut donc en tirer un enseignement pour notre navire".
Quid de l'extension de l'incendie et de l'incapacité à évacuer le navire par les moyens embarqués ? Plus de vingt ans après la mise en œuvre de l'ISM, les principes de base, plus particulièrement ceux concernant le retour d'expérience des accidents, sont loin d'être encore acquis pour certains esprits.


Cdt P. LE VIGOUROUX
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