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Attentat contre le pétrolier Limburg

Lettre adressée à l'Afcan par le Commandant du navire.


  Chers collègues,

      J'ai appris il n'y a pas longtemps que le témoignage ne remplace pas l'expérience acquise, cependant j'aimerais vous faire partager un peu ce que nous avons vécu sur le LIMBURG. Nous avons inauguré une nouvelle forme d'accident de mer, mais peut-on parler vraiment d'accident de mer?
      Ce qui suit a déjà été dit aux autorités yéménites, françaises et armatoriales. Tout ou presque a aussi été déjà révélé par la presse, je ne vois donc aucun problème à ce que les commandants de l'AFCAN puissent en profiter. Ce fut quelque chose d'exceptionnel, par sa cause, par son accident et aussi par son résultat technique et humain.
      A ceux (principalement des journalistes en mal de sensations) qui voudraient savoir, je veux déjà répondre à plusieurs questions:
  1. Pré-chronologie de l'événement


  2.       Affrété à temps par Petronas, Kuala Lumpur, le Limburg avait chargé à Ras Tanura, Arabie Saoudite, 56115 Mt d'arabian heavy le 22 septembre 2002. Puis il était convenu dans les ordres de voyage d'attendre les laycans d'Ash Shihr, Yémen, au mouillage de Fujaïrah. Les laycans étaient fixés d'abord pour les 6/7 octobre puis pour 5/6 octobre. Escomptant faire la traversée Fujaïrah - Ash Shir à 16 nœuds de moyenne, soit 70 heures de traversée, nous partons de Fujaïrah le 1er octobre à 17h00 pour arriver à Ash Shihr le 4 octobre à 14h00, soit une arrivée avant le début des laycans (00h01 le 5 octobre).
          Le terminal de Ash Shihr est une bouée de chargement, une seule bouée. La côte yéménite descend rapidement en profondeur, et la possibilité de mouillage étant donc très (trop) près des côtes et du terminal, il est donc interdit de mouiller. Donc, vers 10h30 le 4 octobre, après avoir contacté en VHF le terminal et avoir eu la confirmation de l'amarrage pour le 6 octobre matin, nous sommes venus au sud-ouest pour se mettre en dérive à 30 milles au sud du terminal. En plus nous avions reçu un avis de "seismic survey" juste dans la région du terminal. Nous avons d'ailleurs aussi contacté le navire de surveillance pour connaître son aire de travail des prochains jours. Après avoir réduit l'allure, j'ai mis une fin de route libre officielle à 14h00 et entamé une compensation du compas magnétique (la précédente datait de 14 mois et j'avais 2 élèves à bord qui ne connaissaient pas cela).
          Pendant la nuit et la journée du 5 on a dérivé au 245 à 1,2 nœuds de moyenne. Le 5 octobre à 14h00, nous avons remis en route pour repositionnement par rapport au terminal, puis re-stoppé en dérive à 16h45 dans le sud-ouest à 12 milles du terminal. Nous avons d'ailleurs stoppé à la fin d'un exercice incendie au manifold bâbord.
          Le 6 octobre à 05h00, mise en route vers le terminal, contact VHF avec le pilote, rendez-vous pris pour 08h00, coupée à bâbord, 1 mètre au-dessus de l'eau, vitesse maximale de 1 nœud pour embarquement du pilote à 2,5 milles dans le sud-ouest de la bouée de chargement. Sur demande du pilote, le second capitaine devait être sur le pont avec un analyseur d'oxygène afin de vérifier la teneur en oxygène des citernes de cargaison avant amarrage et chargement (situation habituelle).

  3. L'événement


  4.       Après avoir testé la machine en arrière, j'ai redémarré en marche arrière vers 07h45 pour casser l'erre du navire, allant jusqu'en arrière toute. Nous étions alors à 6 nœuds.
          A 08h00, la vitesse était de 0,8 nœuds, navire à 2,3 milles dans le sud-ouest de la bouée, route au 035 et cap au 065 (le LIMBURG évitant sur tribord en arrière toute sans vitesse).
          A ce moment étaient présents à la passerelle le lieutenant de quart en train de porter le point de 08h00 sur la carte, et se préparant à aller sur le pont bâbord accueillir le pilote pour le conduire à la passerelle après vérification des citernes, un barreur, un des 2 élèves qui devait dans le cadre de sa formation assister à la manœuvre d'amarrage côté passerelle, et moi-même.
          Sur le pont à bâbord se trouvent le bosco et 3 matelots, prêts à la coupée pour le pilote que l'on voit arriver, et qui doit être à 250 mètres environ du navire. Ils ont aussi déjà débordé la grue bâbord pour le matériel de branchement que le remorqueur, qui se trouve sur l'avant bâbord, apportera dès que le pilote sera à bord. Le second capitaine est au PC cargaison en train de préparer l'analyseur d'oxygène pour le pilote. Les mécaniciens sont à la machine, pour la manœuvre et la journée de travail qui commence. Le lieutenant qui doit faire la manœuvre à l'avant est en train de se préparer, la cuisine est à son poste habituel. En fait il n'y a qu'un seul lieutenant (le 00-04) à dormir encore à cette heure.
          Sur le plan d'eau il y a outre le LIMBURG, le remorqueur et les zodiacs pilote et plongeurs, un tas de petits bateaux de pêche, longues pirogues à moteur hors-bord, ainsi qu'à l'accoutumée; il faut dire que le terminal de Ash Shihr est situé sur une des zones les plus poissonneuses de cette côte. On le sait, ces embarcations s'écartent au fur et à mesure de la manœuvre. Elles resteront autour de la bouée et du navire pendant tout le chargement, et d'ailleurs je dois signer un papier au pilote comme quoi l'équipage ne cherchera pas à entrer en contact avec les pêcheurs.
          Donc à 08h00, ayant noté que la vitesse était suffisamment réduite pour le pilote, je remets le moteur principal sur stop. Je suis donc tourné vers l'avant, ayant le pont principal et le coté bâbord du navire dans le regard. Au même moment une explosion retentit à tribord et aussitôt une colonne de flammes monte très haut (entre 60 et 80 mètres) de l'abord du navire au niveau du ballast 4 tribord, à peu près en face du plateau avant de la coupée.


          Juste après l'explosion, un feu immense commence à se développer sur tribord, puis après quelques secondes, une deuxième puis une troisième explosion retentissent toujours du même point. Il me semble pourtant que la 3ème explosion ne soit plus dirigée vers l'extérieur de la coque mais sorte du pont.





  5. La lutte contre l'incendie


  6.       J'ai déclenché l'alerte incendie de la passerelle, sans diffusion générale à la suite (ayant pourtant essayé, mais le téléphone en communication générale n'a pas fonctionné à ce moment). Je suis entré en contact Talkie-Walkie avec le chef mécanicien au PC Machine et le second capitaine au PC cargaison, je leur ai dit ce que je venais de voir (ils avaient bien sur entendu et ressenti l'explosion), ce qu'il se passait comme feu et comment il se développait, et je leur ai demandé de démarrer la pompe incendie et la pompe à mousse. J'ai aussi demandé au chef mécanicien si le moteur principal était toujours disponible, ce à quoi il m'a répondu que j'avais toujours les commandes.
          Le feu gagnant sur l'arrière, vitesse du navire légèrement en avant, et englobant déjà toute la partie tribord des emménagements, j'ai démarré le moteur principal en arrière toute, sans paliers d'allure, afin de casser l'erre et de repartir en arrière. J'ai d'ailleurs expliqué ma manœuvre au chef et au second ainsi qu'au pilote sur VHF 09, avec qui j'étais bien sûr en contact. Celui-ci m'a d'ailleurs demandé aussitôt si je comptais abandonner le navire (il renouvellera sa demande presque à chaque fois que nous parlerons ensemble).
          A un certain moment, le feu enveloppait toute la passerelle, l'arrière du Limburg se trouvant pris dans l'immense nappe de crude en feu échappée de la citerne 4 tribord. C'était la nuit complète sur la passerelle, mis à part quelques lueurs rouges, des flammes, qui apparaissaient à hauteur et même plus haut que la passerelle. Le chef mécanicien m'a alors appelé pour m'informer que l'équipe machine quittait le compartiment machine qu'envahissait la fumée.
          Vers 08h15, l'arrière sortait enfin de la fumée, et petit à petit le pont s'est dégagé, ce qui nous a permis d'aller disposer les canons à mousse vers le côté tribord, car les canons étaient disposés vers bâbord puisque nous devions nous brancher à bâbord. Divers canons à mousse ont été disposés, en fonction des "départs" de feu, ainsi que des manches à incendie sur l'arrière tribord, principalement en protection des soutes.
          En fait, très rapidement, il est apparu qu'on ne pouvait pas lutter contre le feu, n'ayant pas accès à la source de l'incendie. Aucune ouverture sur le pont, une brèche sans doute grande mais non estimable sur la coque mais pas d'accès direct. J'ai d'ailleurs demandé au pilote d'envoyer le remorqueur à tribord pour essayer de voir la coque, l'ampleur des dégâts et le débit de la fuite de pétrole. Dès que le remorqueur a pu aller vers tribord arrière, il ne pouvait pas s'approcher et n'arrivait pas, en tout cas au début, à voir le trou ni à estimer sa grandeur. Ses pauvres petits canons à mousse ont été aussi vite épuisés. Et ensuite à l'eau seule, son action était plus que faible car l'eau était pulvérisée bien avant d'avoir atteint les flammes. Il faut dire qu'avec une telle hauteur de flamme, la température était suffisamment élevée pour empêcher toute approche. A part la mousse sur le pont, qui a été épuisée en une vingtaine de minutes, nous avons mis en œuvre à différents moments :
    • un transfert interne du ballast 1 tribord vers le 4 tribord, afin de mettre de l'eau dans le ballast et avoir ainsi moins de crude.
    • un transfert interne de crude de la citerne 4 tribord à la citerne 3 centrale située sur la même ligne de fond afin de diminuer la quantité à brûler.
    • une pompe de ballastage vers le 4 tribord.
    • le gaz inerte vers les citernes cargaison: nous avons essayé de mettre en service le gaz inerte vers le ballast 4 tribord. Trois membres de l'équipage ont ainsi travaillé sur le pont près du feu pour essayer de brancher les flexibles alimentant les ballasts en gaz inerte, ce qu'il ne fut pas possible de faire.

          Toutes ces manœuvres ont été décidées en accord et après une brève discussion au Talkie-Walkie avec le second capitaine et le chef mécanicien, échanges d'explications qui ont certainement été bénéfiques et ont aidé à clarifier la situation pour tous ceux qui écoutaient leur radio.
          Ainsi pour le gaz inerte, la première idée était de protéger autant que possible les citernes de cargaison gazées, puis de voir ce qu'il serait possible d'envoyer vers le ballast 4 tribord. Pour le transfert interne de ballast, il était acquis que cela changerait doucement la gîte qui avait été prise tout de suite par le navire (de l'ordre de 2,5 degrés), et permettre un écoulement plus rapide du pétrole vers l'extérieur. Se rappeler que nous étions en marche arrière, que nous y sommes restés longtemps en essayant de "naviguer" pour s'éloigner de la côte. Nous avons même atteint 4,5 nœuds en marche arrière (un des deux GPS a continué de fonctionner, le neuf qui venait juste d'être installé. Le loch doppler en marche arrière n'est plus valable à partir d'un certain temps en arrière). On a pu vérifier avec le barreur qu'il n'était pas évident de maintenir un cap en marche arrière. Mais on a réussi à éloigner le navire à la fois de la côte et de la zone en feu.
          En ce qui concerne les transferts de ballast, le but était d'abord de mettre de l'eau dans le ballast 4 tribord et donc de diminuer la quantité de crude qu'il pouvait contenir, ensuite de transférer le maximum de pétrole de la citerne ouverte vers une autre. A noter que nous avons eu en permanence la lecture des ullages et sondes de toutes les citernes à cargaison et à ballast non affectées par l'explosion, ce qui nous a aussi permis de savoir quelles capacités avaient des dommages. Le fait de faire en premier un transfert interne tribord/tribord permettait en outre de diminuer doucement la gîte. Puis le "remplissage" par pompe du ballast 4 permettait de ne pas changer la gîte et donc de diminuer la quantité de pétrole allant vers l'extérieur et donc l'intensité du feu. Le transfert interne de pétiole était destiné à diminuer la quantité de combustible. Il a pu être vérifié par la suite qu'un peu de pétrole avait été transféré mais aussi une grande quantité d'eau de mer entrée dans la citerne 4 tribord par la coque et le ballast.
          Le feu d'une intensité extrême au début a en fait été "contenu" plus par les manœuvres nautiques que par la lutte elle-même. Dès que nous avons été relativement loin de cette zone, et toujours en marche arrière, le feu "s'écoulait" vers l'avant du navire. Au milieu de la matinée, après avoir stoppé la machine, l'erre en arrière est très vite tombée, et la nappe s'échappant de la coque s'est de nouveau très vite étendue vers l'arrière. Il a fallu de nouveau évacuer la machine et repartir en arrière.





          Par le remorqueur, nous avons pu savoir à un moment de la matinée que le feu était contenu dans le ballast, presque plus rien de n'échappant des flancs. Mais aucune action n'était vraiment possible de la part du remorqueur, qui faisait en fait des tentatives d'approche régulières du feu mais ne pouvait pas y rester bien longtemps, en tout cas pas suffisamment pour avoir une action efficace. A ce moment j'ai d'ailleurs pensé que nous allions peut-être venir à bout du feu. C'est pour cela que nous avons voulu faire un remplissage par pompe du ballast afin que le pétrole en feu dans le ballast s'écoule peu à peu à la mer. Malheureusement, cela aurait duré très longtemps et de plus l'écoulement et donc la reprise du feu était beaucoup fort que ce qu'espéré. En plus nous n'avions absolument aucune idée de la quantité qui pouvait rester à brûler.
          Dans le cours de la matinée après 2 heures de feu, des explosions survenaient à l'avant du navire. Elles allaient vers le pont et non vers la coque, car à chaque fois je voyais sortir comme un panache de vapeur des dégagements d'air des ballasts. Il faut dire que le côté tribord avant de la coque était dans un tel feu que l'eau contenue dans les ballasts devait bouillir et qu'aussi la peinture des ballasts devait sérieusement se détériorer et dégager des gaz. Nous avons donc aussi réfrigéré le pont à l'avant.





  7. Les contacts


  8.       J'ai été en contact permanent sur VHF 09 avec le pilote, le terminal travaillant sur le même canal, j'ai entendu quelques conversations entre le pilote et celui-ci, et il a aussi été au courant en même temps que le pilote de toutes mes décisions.
          A 08h35 j'ai appelé le numéro d'urgence de mon manager technique, chargé des situations d'urgence à Anvers, et j'ai eu la personne de garde (nous étions un dimanche matin) chez lui (07h35 en Belgique). Je lui ai expliqué ce qui se passait à bord, et lui ai demandé de contacter pour moi les personnes à appeler, considérant avoir une autre urgence avec l'extinction du feu et la sauvegarde du navire et de son équipage.
          La cellule de crise du manager technique m'a rappelé vers 09h15. J'ai eu ensuite 2 autres contacts avec eux pour diverses explications et surtout pour rendre compte de l'évolution de la situation. La cellule de crise a de son côté contacté le Cross Gris-Nez qui m'a rappelé, l'affréteur qui m'a aussi rappelé et que je n'ai malheureusement pas eu le temps de re-contacter.
          Lors de mon premier contact avec la compagnie, j'ai simplement indiqué les faits: l'explosion, le feu et l'état probable du navire (surtout la condition de la machine). Au deuxième contact, j'ai indiqué ce que j'avais appris par la suite, à savoir la venue à grande vitesse contre le bordé d'une embarcation juste avant l'explosion. J'ai aussi indiqué l'état estimé de l'équipage (à ce moment-là, on ne parlait que de 4 à 6 personnes manquantes). Lors du 3ème appel, j'ai pu enfin confirmer entre autre l'absence de 12 membres de l'équipage, un appel par liste d'équipage ayant été fait entre temps. Enfin lors du 4ème et dernier appel, j'ai simplement indiqué que nous abandonnions le navire. Il était alors 10h50, et cela faisait 3 heures que les 13 personnes (sur 25) encore à bord essayaient désespérément de lutter contre le feu, et ce, malgré les nouvelles explosions qui survenaient à l'avant du navire, dans les citernes à ballast.





  9. L'abandon



  10.       Vers 08h30, j'ai demandé au lieutenant présent à la passerelle et à l'élève de vérifier la présence à bord des membres d'équipage. Par Talkie-Walkie, j'ai compris que 4 étaient absents, mais lorsque le lieutenant m'a rapporté la liste d'équipage à la passerelle, j'ai constaté que 12 noms manquaient à l'appel.
          Après 09h00, l'avant du navire étant dégagé, le lieutenant m'a proposé d'aller à l'avant pour vérifier si personne ne s'était réfugié dans le magasin avant. A son retour, il m'a averti qu'il était impossible d'y entrer, le local étant envahi de fumée, mais qu'il avait trouvé un certain nombre de paires de chaussures rangées à l'avant, montrant ainsi que certaines personnes avaient sauté par-dessus bord. A aucun moment dans la matinée je n'ai été averti du fait qu'ils étaient vivants, soit par les gens qui ont sauté, soit par leurs sauveteurs. A partir de ce moment je considérais donc que nous n'étions plus que 13 survivants à bord. En fait, après avoir pu discuter avec ces personnes, il semble que plusieurs d'entre elles, ayant entendu l'explosion et vu sa première conséquence, se soient précipitées vers l'embarcation bâbord dans le but de la mettre à l'eau et d'abandonner le navire. Étant occupées à bâbord, ces personnes ont été surprises lorsque le feu et la fumée sont arrivés par l'arrière du navire. Certaines se sont réfugiées dans les emménagements, mais une grande partie est partie vers l'avant car c'était alors la seule partie "sûre" du navire: pas de fumée, pas de feu, le navire avançant légèrement. Mais entre temps j'avais déjà battu en arrière pour justement dégager l'arrière du navire, ce qui m'avait semblé vital pour la suite. Ce qui fait que ces personnes se sont retrouvées coincées à l'avant sans solution pour revenir vers l'arrière, la grosseur de la zone enfumée étant impossible à traverser sans masque et bouteille. Elles n'avaient plus qu'une seule solution: le saut par-dessus bord. Heureusement pour elles, le remorqueur était à l'avant bâbord, assez près et au courant de la situation d'urgence. Les gens ont vu le remorqueur, et vice versa. Ils ont sauté de 20 mètres de haut à l'eau après avoir enlevé leurs chaussures de sécurité. Le remorqueur est venu sur eux et les a tous récupérés. Le seul inconvénient est que je n'en ai jamais rien su. Comme je n'avais vu partir personne vers l'avant, étant moi-même entouré de fumée à l'arrière, je n'étais même pas au courant de leur saut. Lorsque j'ai compris après le rapport du lieutenant qu'ils avaient sauté par-dessus bord, pour moi c'était dans le feu, et je venais donc de perdre la moitié de mon équipage.
          Cette information (50% de morts) ajoutée au fait qu'à 13 nous n'arrivions pas à combattre le feu et qu'à un moment certainement très proche la fatigue voire la lassitude allait commencer à se faire sentir, ajoutée aussi aux explosions vers l'avant et donc à l'incertitude concernant l'intégrité des capacités et donc de possibles transferts de gaz, m'a finalement décidé à abandonner le navire.
          J'ai en premier contacté le chef et le second ainsi que toutes les personnes sur Talkie-Walkie pour leur faire part de ma décision. J'ai renvoyé le barreur et l'élève vers le poste d'abandon. J'ai bien sûr aussi informé le pilote qui m'a aussitôt répondu que 2 zodiacs étaient prêts à nous recueillir.
          Le chef m'a alors informé qu'il n'était plus possible de mettre à l'eau l'embarcation bâbord: le système de mise à l'eau ayant brûlé, il faudrait qu'au moins une personne reste à bord. J'ai alors pensé au fait que nous étions à quelques secondes de prendre le pilote et que par conséquent la coupée bâbord était disposée et prête. J'ai donc demandé aux gens de partir vers le milieu du pont et la coupée bâbord.
          Le chef m'a ensuite demandé s'il devait actionner les vannes à fermeture rapide des caisses à combustible. J'ai refusé arguant qu'il était peut-être plus sage de garder les groupes électrogènes en marche et donc les pompes à incendie, et donc de continuer à réfrigérer le pont. A noter d'ailleurs que l'électricité n'a été coupée que le lendemain soir lorsque les sauveteurs ont pu monter à bord: les radars tournaient toujours.
          J'ai ramassé les papiers que je destinais au pilote (crew lists, etc..), le journal passerelle et le brouillon passerelle. J'ai téléphoné à la compagnie pour informer, et je suis descendu par les emménagements, que je me rappelle avoir trouvé en toujours bon état. En arrivant sur le pont j'ai vu à l'arrière le dernier homme à partir par un bout, je lui ai dit que je préférais la coupée, ce que j'ai fait. A 11h00 j'étais dans le zodiac du pilote. J'étais parti le dernier du bord.
          Ce n'est que vers 11h15 alors que nous avions changé de zodiac afin d'être tous ensemble dirigés vers un petit navire d'assistance, que le pilote m'a informé que 11 membres d'équipage étaient déjà à terre.

  11. Les interrogatoires


  12.       A midi nous étions au terminal. Là, après une inspection de forme à la clinique du terminal, nous avons été dirigés vers d'autres locaux, et avons eu un repas.
          Pour ma part, la visite par le docteur ne s'est pas faite, ayant de suite été pris pour un premier interrogatoire en présence du gouverneur de la province. Le problème le plus important pour eux était que le terminal avait d'abord parlé d'un problème technique sur le LIMBURG comme cause de l'explosion, et on me reprochait de n'avoir pas parlé plus tôt de la possibilité d'une attaque extérieure, ce qui, parait-il, aurait permis de faire autre chose que ce qui avait été fait. Personne n'a vraiment pu m'expliquer ce qui aurait pu être fait en plus.
          Ensuite pendant que l'élève, témoin visuel était interrogé, j'ai été mis au secret dans un bureau du terminal, certes avec à manger, je n'avais alors pas très faim, mais aussi avec 2 compagnons yéménites, et surtout l'interdiction de parler avec les autres membres de l'équipage. J'aurai pourtant bien aimé parler avec les rescapés "de la première heure". Par contre j'ai eu l'autorisation d'appeler la cellule de crise en Belgique pour les informer que nous étions à terre et aussi qu'il n'y avait "qu'un seul" disparu.
          Puis nous avons été convoyés vers un hôtel à Mukalla. En chemin, grâce au portable de l'agent, j'ai pu avoir la Belgique une dernière fois, et être ainsi informé qu'un contrat LOF (Lloyds Open Form) avait été passé avec le remorqueur.
          A l'hôtel, on nous avise de l'interdiction qui nous frappe de contacter qui que ce soit à l'extérieur. Par contre les journalistes français, anglais et bulgares ont eux toute latitude pour nous contacter. Venant d'arriver à l'hôtel et ne connaissant même pas encore son nom ni le nom de la ville, "Europe 1" m'appelait déjà.
          A l'hôtel nous avons reçu de nouveaux vêtements, ainsi que quelques affaires de toilette. J'ai eu droit à un 2ème interrogatoire en fin d'après midi. J'ai pu contacter l'ambassade de France en soirée puis j'ai subi un 3ème interrogatoire par la police locale de 23h à 02h du matin.
          Pour ma part j'ai eu 6 interrogatoires par les Yéménites, et 6 aussi côté armateur et BEA. L'élève témoin a eu sa grosse part d'interrogatoires aussi. Les autres membres d'équipage nettement moins. La cadence et les horaires de ceux-ci ne nous convenaient pas trop, mais après quelques jours cela allait beaucoup mieux. Il est vrai qu'entre temps étaient arrivés sur place des experts français et américains et que l'hypothèse de l'attentat, réfutée avec fermeté au début par les autorités yéménites devenait de plus en plus probable (pour ne pas dire plus).
          Les interrogatoires avec les Yéménites, sauf un, ont été faits en langue arabe avec interprète soit anglophone soit francophone, mais signés et estampillés par empreinte digitale sur un texte arabe. Enfin après 9 jours (soit le mardi de la semaine suivante) les autorités yéménites nous autorisaient à partir, ce qui put être fait le jeudi pour les Français et le vendredi pour les Bulgares.
          Enfin nous avons (ou devons) en refaire un dernier (?) avec les services de la DST française. Pour ma part c'est fait, dans ma ville, après prise de rendez-vous.

  13. Leçons à tirer


  14.       Tout d'abord l'impossibilité de faire quoi que ce soit pour éviter l'abordage, car même si l'embarcation chargée d'explosif nous a heurté par tribord, et même si nous l'avions vue, nous étions totalement non manœuvrant, avec presque plus de vitesse. Donc un tel événement ne peut pas être empêché de la part seule du pétrolier "attaqué".
          Le fait que l'explosion ait eu lieu à l'endroit d'une cuve chargée montre que ce genre de navire, double coque, résiste bien. Même s'il est certain que nous ne savons pas les résultats sur un navire complètement chargé, le fait que seule une partie de la coque et une seule cloison aient vraiment souffert (par cassure) de l'explosion, ne provoquant qu'une seule fuite (car il n'y a pas eu de fuite de ou vers les citernes à cargaison ou les ballasts adjacents) montre aussi que ce système double coque est performant, même dans le cas d'un abordage "normal". Cela montre bien la résistance de ce type de navire, tout au moins lorsqu'il est neuf.





          Beaucoup de choses ont brûlé. Trop. Il est à noter qu'après inspection par le BEA entre autres,
    • l'embarcation tribord a été retrouvée en partie brûlée; on peut se demander comment elle aurait pu (et ses occupants) traverser sans encombre une nappe de pétrole en feu.
    • Un des radeaux de sauvetage a été retrouvé complètement fondu, son voisin semblant presque indemne.
    • Les feux de navigation ont tous claqué de chaleur, ainsi que des néons à l'intérieur de la machine.





          Un problème important est aussi la composition de la peinture des ballasts. Manifestement celle-ci ne supporte pas les très fortes chaleurs, se décompose et dégage alors un gaz (toxique ?).

          Alors que faire ?

          Je crois que la solution d'une escorte n'en est en fait pas une, pour la raison essentielle que nous sommes alors en eaux territoriales et que dans cette condition, un navire de guerre français n'aurait pas eu l'autorisation de nous accompagner dans les eaux yéménites. Notons aussi que depuis quelques mois, nous suivions le programme de contrôle naval volontaire de la marine nationale dans cette partie du globe. Je devais d'ailleurs prévenir de tout ce qui aurait pu me sembler anormal ou bizarre. Je regrette de ne pas avoir eu le temps de le faire.
          C'est à l'état du port de faire en sorte qu'une interdiction formelle de circuler au moins lors des manœuvres d'approche et de départ du terminal soit respectée au besoin par la force. C'est à l'état du port de réglementer son port et ses eaux et de fournir une surveillance militaire et/ou policière des navires le visitant.
          Une autre approche des exercices incendie s'impose. La veille, nous avions fait l'exercice "feu au manifold bâbord", exercice qui nous avait semblé un peu raté (plusieurs membres d'équipage étant allés combattre le feu par bâbord au lieu de partir par le côté sûr du navire). Evidement on avait répondu que ce n'était qu'un exercice et que dans la réalité ces gens ne seraient pas partis du mauvais bord du navire. Mais le lendemain, ces mêmes personnes n'ont pas essayé de combattre le feu, elles ont eu d'abord l'idée d'abandonner le navire. Alors comment changer cela? Les notions de peur et de panique sont humaines et il m'est facile de parler, moi qui étais de toute façon coincé sur la passerelle et non pas sur le pont à ce moment-là. Comment aurais-je réagi sur le pont? Les exercices même répétés, même les entraînements avec feux réels ne remplaceront pas l'expérience qui vient d'être faite par certains.
          Enfin, et ce sera ma conclusion, il est plus qu'impératif et nécessaire d'être sur un navire en super bon état. Les 13 survivants (ceux qui sont restés) peuvent se dire qu'ils ont eu énormément de chance. En effet si le moteur ne part pas en marche arrière, ils sont tous morts, asphyxie et brûlures avec impossibilité de s'échapper. Mais ce moteur qui part, ce n'est pas seulement de la chance, c'est aussi parce que nous étions sur un très bon navire.
          Que le navire soit en bon état et bien géré est primordial, mais pour l'équipage aussi. Au moment de l'explosion, l'équipage est reposé, en forme, et surtout bien entraîné et encadré, à bord et à terre. Je suis profondément persuadé que le même "accident", sans ce que le code ISM nous a apporté comme sérieux dans notre conduite et dans celle de la compagnie (techniquement et humainement) les effets en auraient été beaucoup plus graves. Ceci a certainement contribué à ce que ceux qui étaient avec moi à la passerelle n'ont pas été pris de panique, ils ont eu confiance en moi et cette confiance m'a permis de me reposer sur eux et de prendre en eux la force qu'il fallait pour diriger tout ce que nous avons fait. De même, cela m'a permis de découvrir des êtres assez exceptionnels professionnellement et humainement, entre autres ceux qui combattaient sur le pont. Je pense vraiment que ces entraînements, ces papiers divers, ces vérifications permanentes ou presque nous ont permis de bien s'en sortir. Et je ne parle pas de la drug and alcohol policy. Qui sait ce qui se serait passé si l'un de nous avait été sous l'emprise de...
          Enfin et ce sera ma dernière conclusion, il est aussi important de noter que l'état yéménite contrairement à d'autres états, n'a pas commencé par mettre le commandant du navire en prison. Que se serait-il passé chez nous?


Cdt Hubert ARDILLON

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