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Echouement du Kea Trader sur le récif Durand le 12 juillet 2017
Faut-il regretter la disparition des cartes papier ?

  1. RESUME
  2. Le 12 juillet 2017 à 00h55 locales, entre Papeete et Nouméa, le navire porte-conteneurs «Kea Trader» s'échouait sur le récif Durand, à la position 22°02,28 S et 168° 38,25 E (figure 1). L'officier de quart suivait la route tracée sur l'ECDIS.

Figure 1 : position du récif : 22°02,28' S – 168°38,25' E. Source blog.geogarage.com
    Un an après, le navire est toujours là, cassé en deux. Les opérations de déconstruction sur place sont en cours. Le rapport d'enquête du pavillon vient d'être publié.

    Le porte-conteneurs appartenait à l'armement allemand LOMAR qui gère une flotte d'une soixantaine de navires. Il était sous pavillon maltais. Le commandant était croate, le reste de l'équipage philippin. Le moyen primaire de navigation était l'ECDIS. Le navire était donc sans cartes papier, et équipé de deux ECDIS, celui servant de sauvegarde étant disposé dans la chambre des cartes à l'AR de la passerelle.

    Aucune non-conformité n'a été relevée par les enquêteurs concernant tant les équipements que les certificats détenus par les officiers de quart. Ils soulignent principalement les erreurs commises par l'équipage dans l'utilisation de l'ECDIS. Ce faisant, ils négligent les dysfonctionnements liés au système lui-même, se privant ainsi de proposer les moyens d'y remédier.

    Après une traduction résumée du rapport maltais, nous étudierons des dysfonctionnements liés au système de l'ECDIS et proposerons des moyens pour y remédier.


  1. RAPPORT du MSIU (Marine Safety Investigation Unit) - résumé et traduction libre.
  2. Organisme d'enquête de Malte (équivalent du BEAmer pour la France).
    • LES FAITS
      1. Le «passage plan»
      2. Le plan de route initial Papeete => Nouméa a été modifié par le 2e lieutenant 3 jours avant l'arrivée pour prendre le pilote à la passe de la Havanna, qui est située au Nord du point d'atterrissage initial. La nouvelle route faisait passer le navire proche d'un danger isolé, qui correspondait au récif Durand. Un zoom de la carte à l'emplacement du danger a conduit le lieutenant à estimer que ce dernier était en dehors du XTL. Il s'est contenté d'un contrôle visuel de la route qui selon son appréciation passait à 0,6 mille dans le Sud du danger.
        Le nouveau plan a été validé par le commandant puis par les autres officiers, sans contrôle automatique de la route.
      3. L'échouement
      4. Le 12 juillet 2017 à 00h00, le 2e lieutenant prend son quart. Le navire est en route au 259° à la vitesse fond de 18 nœuds. Il se trouve à environ 0,3 mille au Nord de la route prévue, à la position 21°59,2' S et 168°55,4' E. A 00 h 42, l'officier ajuste le cap au 256° pour revenir à la route.

        A 00h54, alors qu'il est en train de préparer le prochain passage plan sur l'ECDIS situé dans la chambre des cartes, il ressent une forte vibration et note que la route est au 258° et que la vitesse a chuté.

        Prévenu, le commandant arrive à la passerelle. Il regarde l'écran de l'ECDIS et voit le symbole de danger isolé à environ 6 encablures dans le NW de la position du navire. Le navire est presque stoppé, moteur tournant à 101 tr/mn. Après avoir ramené les commandes à 0, le commandant relève entre 1,5 et 2,0 m au sondeur. Le navire est échoué sur le récif Durand, à la position 22°02,28 S et 168°38,25' E.

    • L'ANALYSE
      1. Modification du passage plan
      2. La modification du tracé initial sur la carte ENC GB204637 (échelle de compilation 1/700000) fait passer la limite Td du XTL sur un symbole de danger isolé (figure 2). Les informations fournies par l'ECDIS quand on l'interroge indiquent un haut-fond rocheux constamment immergé appelé récif Durand, qui brise par moments.

        En zoomant sur la zone, le lieutenant avait estimé que le symbole de danger se trouvait en dehors du XTL (figure 3).


        Figure 2 : écran de l'ECDIS montrant la nouvelle route et le danger isolé. Source MSIU

        Il en avait conclu que la route était sûre et il n'avait pas jugé nécessaire de refaire un check-route, ni de faire une recherche sur le danger isolé.
        La confiance du commandant dans les compétences ECDIS du lieutenant et l'application des procédures en vigueur lui avait fait penser que la route était sûre. Aucune vérification complémentaire («check-route») n'ayant été effectuée, il n'avait pas eu connaissance du danger isolé apparaissant sur l'écran de l'ECDIS.


        Figure 3 : écran de l' ECDIS après l'échouement . Source : MSIU
      3. «Safety Alarm» de l'ECDIS
      4. Un contrôle des données de l'ECDIS par le MSIU a montré que les réglages effectués par l'équipage donnaient à l'officier de quart un délai de 6 minutes pour réagir à une «Safety Alarm», ce qui ne correspondait pas aux consignes, qui étaient de 18 minutes. (figure 4)


        Figure 4 : visualisation du « safety frame ». Source MSIU

        Aucun des officiers de quart ne connaissait les valeurs rentrées. De plus, après avoir été désactivée en navigation côtière, l'alarme sonore n'avait pas été remise en service.
      5. Surveillance de la route
      6. La veille de l'échouement, une alarme indiquant une zone de prudence («caution area») était sortie (figure 5).

        A ce moment, le «Kea Trader» entrait dans l'espace couvert par la carte ENC britannique GB204637. Sur cette carte, la cartographie des fonds n'est pas complète et la précision des sondes indiquées est faible. Ceci est porté à la connaissance de l'utilisateur avec un attribut CATZOC = 2 étoiles.


        Figure 5 : écran de l'ECDIS indiquant l'alarme de zone de prudence. Source MSIU

        Cette carte affiche également le symbole avec le message :
        «cette carte ne peut pas utiliser avec précision des données référencées au WGS 84».

        En interrogeant la carte, on obtient les détails supplémentaires suivants :
        - note 1 : l'erreur d'une position GPS reportée sur la carte ENC peut aller jusqu'à + ou – 1710 m (environ 1 mille). En conséquence les positions GPS doivent être confirmées par un autre moyen de navigation.

        - note 2 : compte tenu de l'ancienneté et de la qualité des sources d'information, certains détails ne peuvent être positionnés avec précision et la plus grande prudence est requise, en particulier pour une navigation à proximité de dangers, même avec l'utilisation d'un système de positionnement électronique tel que le GPS.

        Ceci ne semble pas avoir fait l'objet d'une recherche et la signification de l'alarme de zone ne semble pas avoir été bien comprise. L'alarme «caution area» sortie à plusieurs reprises n'a pas été prise en compte par l'équipe passerelle.

        Le 12 juillet, après avoir signé le cahier de consignes du commandant pour la nuit, le 2e lieutenant constate qu'il n'y a pas d'écart significatif par rapport à la route tracée et pas d'alarme de sortie de route. Pendant son quart, il reste indifférent au fait que le navire passe aussi près du danger isolé.

        L'alarme «zone de prudence» de l'ECDIS n'est pas interrogée et le commandant n'est pas prévenu. L'officier de quart estime que la position du navire affichée à l'intérieur du XTL est sûre et se contente d'ajuster le cap pour revenir sur la route.

        Le journal de bord électronique a bien enregistré l'information «haut-fond rocheux à proximité» à 00h50 et de nouveau à 00h53 (figure 6), mais il n'a été trouvé aucune trace de l'affichage à l'écran de la «Safety Alarm» pour alerter ou prévenir l'officier de quart d'un danger imminent d'échouement.

        Le symbole de danger isolé sur la carte et le message de prudence sur le panneau d'alarme avaient bien été vus par les officiers de quart. Cependant, le fait que ces éléments soient restés affichés pendant plusieurs quarts de suite peut leur avoir fait penser qu'elles ne concernaient pas directement ce type de navire ou ce voyage. Les conclusions à tirer de ces différents éléments n'étaient donc pas claires pour eux.


        Figure 6 : extrait du logbook. Source MSIU
      7. Management de sécurité
      8. Une familiarisation à l'équipement du bord et des formations complémentaires étaient prévues, avec une priorité sur l'utilisation de l'ECDIS. Un audit des voyages effectués les mois précédents avait montré une mise en place partielle des procédures ECDIS et entraîné la recommandation au commandant de vérifier les passages plans.

        De fait, checklists, passage plans et autres imprimés remplis donnaient l'impression que le système SMS du navire était respecté, mais sans que cela soit vérifié.

        En outre, de nouvelles procédures concernant les opérations à la passerelle, couvrant essentiellement les règles de navigation et de planification des voyages quand l'ECDIS est le moyen primaire de navigation, avaient été diffusées à l'ensemble de la flotte, mais n'avaient pas encore été reçues par le «Kea Trader».

        Si le premier passage plan était satisfaisant, sa modification dans un délai très court a fait apparaître la faiblesse de l'équipe passerelle concernant la pratique de la navigation et l'utilisation de l'ECDIS. De plus, l'approbation du plan par le commandant et ses consignes pour la nuit ont donné le signal à l'équipe passerelle que la route était sûre.
      9. Systèmes et fonctions de barrière
      10. Si on considère que l'ECDIS est un système de barrière pour prévenir l'accident, la configuration des alarmes de l'ECDIS a empêché le système de remplir son but en alertant l'officier de quart sur des dangers potentiels sur l'avant du navire.

        La fonction de barrière n'était apparemment pas une priorité pour la passerelle. Les membres d'équipage ont ressenti l'alarme sonore de l'ECDIS comme un dérangement dans les eaux resserrées, et non comme une source d'information, générée par un équipement quand une série de critères sont réunis.

        De même, des informations sont apparues en eaux resserrées alors que le travail sur la passerelle était déjà complexe. Dans ces conditions, les informations générées sous forme d'alarmes ont été perçues comme une charge supplémentaire, créant de nouvelles tâches et augmentant la sollicitation de l'officier de quart.

        En conséquence, les avantages de la technologie sont devenus une charge que l'on a réduite uniquement en désactivant le système de barrière de sécurité, ne permettant pas l'utilisation judicieuse de l'équipement.

        La réaction des membres d'équipage a eu pour effet de déformer leur appréciation de la situation.
  3. CONCLUSION
    • Remarque générale
    • L'analyse par le pavillon fait porter la totalité des causes de l'accident sur une mauvaise utilisation de l'ECDIS, mais un certain nombre d'éléments liés au système lui-même mériteraient d'être pris en compte pour prévenir la survenance d'autres accidents.

      Il faut souligner que ce n'est pas la première fois qu'un navire s'échoue sur un haut-fond situé au large.

      On peut rappeler le «Sichem Osprey» qui s'échoue le 10 février 2010 sur un haut fond dans le NE de l'île de Clipperton, l'USS «Guardian» aux Philippines en 2013, l' «Arafenua» en 2014 aux Tuamotu, ou encore le voilier «Team Vestas Wind» qui le 29 novembre 2014, lors de la course «Volvo Ocean Race», s'échoue à pleine vitesse sur un écueil de l'archipel Brandon dans le NE de La Réunion (figure 7).

      Le «Team Vestas Wind» utilisait un système de cartes électroniques (ECS). Le haut-fond n'était pas signalé sur la carte affichée à l'écran. Il est apparu en zoomant.

      Cela pose la question de l'utilisation de l'ECDIS au large, avec des cartes électroniques (ENC ou privées) de petite échelle qui ne mentionnent pas systématiquement la présence de hauts-fonds.
    • Remarques complémentaires
      1. La carte affichée à l'écran
      2. Au moment de l'échouement la carte affichée à l'écran est la carte britannique GB204637, à l'échelle 1/700000, non référencée au WGS 84. Depuis septembre 2017 existe une carte française, la FR 270490, à l'échelle 1/350000 qui, elle, est bien référencée au WGS 84, comme toutes les cartes produites par le SHOM (figure 8).


Figure 7 : position de l'archipel Brandon. Source 20minutes.fr
 
Figure 8 : extrait du catalogue de cartes ENC de l'OHI
        On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles on trouve encore des cartes électroniques officielles qui ne sont pas référencées au WGS 84. Il s'agit généralement de cartes britanniques dont les sources proviennent de cartes papier non référencées WGS 84.
        Le MSIU n'en fait pas mention, mais il semble bien ici que l'erreur de position du navire à l'écran ait contribué à l'accident.
        Avec la carte ENC française, la position du navire à l'écran aurait été fiable.

      1. L'absence de check-route pour le plan modifié
      2. D'après les enquêteurs, un des facteurs contributifs de l'accident a été l'absence de «check-route» une fois le plan modifié. Ils estiment également que le zoom fait par le lieutenant sur la carte l'a induit en erreur et que la route passait sur le danger isolé.

        Les traits verticaux apparus quand le lieutenant a zoomé signalent le risque de déformation de l'image et d'absence d'éléments d'information dus à un grossissement exagéré d'une carte générale. Ici, comme il n'y a pas de carte plus détaillée que celle affichée à l'écran, le fait de zoomer n'a pas fait apparaître plus de détail.

        Mais malgré l'excès de zoom on peut penser que la limite Td du XTL ne passait pas sur le symbole de danger. Si le «check-route» avait été fait, il aurait donc vraisemblablement indiqué une route sûre.

      3. La position du navire à l'écran
      4. Quand le commandant arrive à la passerelle, il voit le symbole de danger isolé à environ 6 encablures (soit environ 0,5 mille) au NW de la position du navire. Pourtant la position indiquée par le GPS est bien celle du récif.

        On peut en déduire que la position du navire affichée à l'écran est fausse. La carte ENC n'étant pas référencée en WGS 84, et la position étant fournie par le GPS, appareil fonctionnant dans le référentiel WGS 84, avec une imprécision de l'ordre d'un mille selon les indications fournies par l'ECDIS, cela n'a rien d'étonnant.

        Il est vraisemblable également que la position des points tournants 8 et 9 n'était pas exacte, et donc la route tracée non plus.

      5. Les réglages des paramètres de sécurité de l'ECDIS
      6. D'après ce que l'on peut voir sur la figure 2, la largeur du couloir de sécurité était correcte (900 m de chaque côté). C'est essentiellement le délai de prévenance de l'alarme qui pose problème (6 minutes au lieu de 18 minutes). Mais comme l'alarme sonore n'était pas en service, il est probable que l'officier de quart ne l'aurait pas remarqué. Et même s'il l'avait remarqué, il aurait été trop tard pour réagir.

      7. Les alarmes de zone (figure 9)
      8. On remarque que toutes les alarmes de zone sont en service (voyant vert), y compris par exemple les zones de pêche interdites, qui bien évidemment ne concernent pas le «Kea Trader». Cela peut expliquer la multiplication des alarmes en eaux resserrées, certaines complètement inutiles pour ce navire.

        Plutôt que de désactiver l'alarme, une bonne configuration de l'ECDIS aurait permis de diminuer les alarmes au maximum pour ne garder que celles vraiment utiles. Cela constitue une partie importante de la formation à l'ECDIS.


        Figure 9 : écran de l'ECDIS indiquant l'alarme de zone de prudence. Source : MSIU

    • Conclusion finale
Une simple application de la bonne vieille «règle du pouce» aurait permis d'éviter l'accident. Cette règle recommande de passer à une distance minimale d'environ 2,7 cm d'un danger, qu'elle que soit l'échelle de la carte. Ici, sur une carte au 1/700000, la route tracée aurait donc dû faire passer le navire à une distance d'environ 10 milles du danger. On est loin du compte !... Cela aurait été d'autant plus nécessaire que certaines isobathes sur la carte sont discontinues, indiquant ainsi une position approximative, et surtout que la carte n'était pas référencée en WGS 84.

Dans le cas du «Team Vestas Wind», le haut-fond n'apparaît pas sur la carte FR274880, mais il existe une carte de détail, la IN425035 (figure 10). En zoomant sur l'écran, on accède à la carte de détail et le haut-fond apparaît.

Deux mesures pourraient être prises pour diminuer le risque :
  • faire figurer systématiquement les isobathes de 200 m et les rendre actives sur les cartes de catégorie 2. Cela permettrait la génération d'une alarme et un changement de couleur prévenant de la remontée des fonds, à l'identique d'une carte papier.
  • proscrire les ENC non référencées en WGS 84.
De plus, il faudrait demander aux centres de formation d'insister davantage sur les risques d'un excès de confiance dans l'ECDIS, et de rappeler que les règles de base de la navigation (comme la «règle du pouce») sont toujours d'actualité.
 
Figure 10 : extrait du catalogue de cartes ENC de l'OHI

  1. GLOSSAIRE
  2. Les expressions suivantes sont normalisées et se retrouvent sur tous les ECDIS

    Safety Contour :
    active une isobathe qui déclenchera une alarme lors de son franchissement :
    • par le tracé de route lors de la préparation.
    • par le Safety Frame lors du suivi de la route.

    Safety Frame :
    cadre de sécurité qui définit la limite à l'intérieur de laquelle tout danger déclenchera une alarme pendant le suivi de la route. La forme du Safety Frame diffère suivant les fabricants : ici un cône, chez Transas un rectangle entourant le navire.

    Safety Alarm :
    alarme liée au Safety Frame pour prévenir d'un risque d'échouement. Un franchissement du Safety Contour sélectionné entraîne le déclenchement de l'alarme.

    XTL :
    «Cross Track Limit», appelée aussi XTE («Cross Track Error»), couloir de sécurité qui encadre la route tracée. Limite Td en vert, limite Bd en rouge. Tous les dangers situés à l'intérieur du couloir déclenchent une alarme au moment du «Check Route» effectué lors de la préparation de la traversée. Une sortie du navire en dehors du XTL pendant le suivi de la route déclenche une alarme.

    Check Route :
    contrôle automatique de la route tracée à l'aide d'un outil interne à l'ECDIS, utilisé au moment de la préparation du passage plan.

    Logbook :
    journal de bord électronique qui enregistre automatiquement les principaux évènements : alarmes, passages aux points tournants, etc.

Cdt Marc Prébot
membre de l'AFCAN
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